Archives pour la catégorie Culture et Institutions

Sénat et Décentralisation : enjeux des réformes territoriales en France

Sur ce deuxième quinquennat d’Emmanuel Macron, le Sénat apparait comme une institution particulièrement solide et constructive, face à la majorité relative de l’Assemblée Nationale et ses débats extrêmement polarisés. L’absence de majorité au Palais Bourbon permet ainsi à celui du Luxembourg d’apparaitre comme une garantie la stabilité institutionnelle. Le retour en force de cette institution pourrait être l’occasion de remettre au centre du débat public son rôle fondamental, celui de représenter les territoires.

En ce sens, le Sénat plaide pour une réforme structurelle de la gouvernance territoriale, une libre-administration des collectivités territoriales, qui, inscrite dans la Constitution, peine à être réellement respectée, même si des avancées notables ont eu lieu, la plus récente étant avec la loi 3 DS de 2022.

Les différents actes de la décentralisation peuvent être vus comme une reconnaissance de la doctrine tocquevillienne. Le Premier Acte est initié avec les lois Defferre de 1982-1983, qui ont marqué un tournant historique en transférant d’importantes compétences administratives, économiques et sociales aux collectivités territoriales (régions, départements, communes). Le Deuxième Acte se concrétise avec les lois de 2003-2004, et notamment la révision constitutionnelle de 2003, qui consacre la décentralisation dans la Constitution, et reconnaît le principe de libre administration des collectivités. Le Troisième Acte né dans les années 2010 (notamment la loi NOTRe de 2015), a poursuivi cette démarche en clarifiant les compétences des différentes collectivités et en renforçant le rôle des régions.

La nécessité de réformes courageuses en matière de décentralisation se pose d’autant plus que les collectivités territoriales sont confrontées à une vague de démissions de leurs élus. Qu’elles soient le reflet d’une tâche trop chronophage ou d’un sentiment d’insécurité face aux agressions, menaces ou intimidations, ces démissions d’élus locaux témoignent d’un manque d’un manque de soutien, d’accompagnement, de formation.

Des élus locaux nécessitant un accompagnement renforcé :

Depuis la loi du 27 février 2002, relative à la démocratie de proximité, le droit à la formation des élus est codifié dans le Code général des collectivités territoriales CGCT (Art. L2123-12 du CGCT pour les communes, Art. L3123-10 du CGCT pour les conseils généraux et Art. L4135-10 du CGCT pour les conseils régionaux). Ainsi, pour assurer le bon fonctionnement de collectivités territoriales, le renforcement de l’accompagnement des élus locaux s’avère fondamental. Souvent issus de la société civile, ils ont besoin d’une formation tout au long de leur mandat. Avec des responsabilités élargies du fait de la décentralisation, les élus locaux sont aujourd’hui des décideurs sur leur territoire, des acteurs de changement, dotés d’un pouvoir décisionnel renforcé. Un renforcement de leur formation, accompagnée d’une augmentation de leurs indemnités pourrait contribuer à limiter les désengagements voire les démissions. En ce sens, l’autonomie des collectivités territoriales peut être assurée sans pour autant faire diminuer la présence de l’Etat dans ses territoires. En outre, la question de la professionnalisation des élus locaux se pose dans le débat public contemporain. Du Maire de village au conseiller municipal d’une métropole, beaucoup d’élus locaux sont contraints de travailler à temps partiel pour pouvoir concilier leur emploi avec leur mandat, ce qui a des conséquences directes sur leurs revenus et de manière indirecte, à plus long-terme, sur leur retraite. Pour rappel, la législation actuelle n’impose pas que le conseiller municipal soit rémunéré.

Par ailleurs, la formation actuelle est assurée par une diversité d’organismes agréés par décision ministérielle : IEP, universités, associations de maire. Cependant, cette diversité d’organismes pose question sur un manque d’homogénéité des conditions de formation des élus, entrainant alors des dérives. Cette idée est d’autant plus appuyée par le fait que certains organismes ont plus qu’une proximité avec les partis politiques. A titre d’exemple, l’Institut de formation des élus locaux (IFOREL) est directement affilié au Rassemblement National. Libération avait notamment révélé que dans le cadre de l’IFOREL, des élus RN avaient bénéficié de séminaires dans des hôtels luxueux, à la Baule notamment. Ce lien de proximité est problématique à au moins deux égards. D’abord, un organisme affilié à un parti aura peut-être tendance à dispenser une formation pouvant manquer d’impartialité, en adéquation avec la ligne idéologique du parti. Mais surtout, l’exemple de l’affaire révélée par Libération pose question au regard de l’utilisation de l’argent public, qui normalement destiné à une formation, est en grande partie allouée à un séjour aux allures de vacances. Ainsi, dans l’objectif de proposer aux élus un accompagnement de meilleure qualité, tout en poursuivant une logique d’intérêt général, un renforcement du contrôle de l’Etat sur ces organismes, bien qu’agréés, s’impose.

Revoir le mille-feuille administratif au profit de l’intercommunalité ?

Le paysage administratif français, riche de sa complexité et de ses nuances, est souvent qualifié de « mille-feuille ». Ce terme, évocateur, fait référence à la superposition des différentes couches administratives – de la commune à la région en passant par le département et l’intercommunalité. Toutefois, la pertinence et l’efficacité de cette stratification sont de plus en plus mises en doute. Le besoin de simplification, d’agilité et de proximité s’impose. À ce titre, le renforcement des compétences des intercommunalités au détriment du département apparaît selon le rapport Attali comme une solution adaptée. Le rapport Attali de 2008, dans sa décision 259, avait même préconisé la suppression du département dans un délai de dix ans, au profit des intercommunalités. Divers arguments plaidant pour le renforcement des intercommunalités peuvent être mis en avant.

Tout d’abord, l’intercommunalité favorise la rationalisation des coûts. L’augmentation des compétences des intercommunalités favorise une réelle mutualisation des moyens. Cette mutualisation pourrait conduire à une réduction des coûts grâce à une meilleure allocation des ressources, favorisant ainsi l’efficacité administrative et une meilleure gestion des deniers publics. En outre, l’intercommunalité, permet de créer un véritable lien de proximité. Avec une échelle plus réduite que le département, l’intercommunalité est en conséquence bien plus proche des préoccupations locales. Par conséquent, l’intercommunalité permet de répondre de manière plus précise et adaptée aux besoins de la population. Sa taille et sa flexibilité peuvent faire de l’intercommunalité un véritable laboratoire d’innovation afin d’expérimenter, de tester et déployer des solutions novatrices à une échelle moindre, avant qu’elles ne soient éventuellement adoptées à une échelle plus large.

Cependant, l’idée de la suppression du département (impliquant un transfert de compétences à l’intercommunalité) a été jugée trop complexe à mettre en œuvre. D’abord sur le fond, une telle suppression aurait impliqué un chamboulement de la machine administrative française. Puis, sur la forme, une telle suppression aurait nécessité une révision constitutionnelle, le département étant prévu à l’article 72 de la Constitution. Cependant, le paradigme disruptif apporté par le rapport Attali a été reconnu. En effet, à l’issue de sa publication, le département a vu ses prérogatives évoluer. S’il disposait jadis de la clause générale de compétence, celle-ci a été supprimée par la loi portant sur la Nouvelle Organisation Territoriale de la République du 7 août 2015, dite loi « NOTRE ». Désormais, seules les communes disposent de cette clause. En parallèle, la loi NOTRE a également permis le transfert de certaines compétences cette fois au profit de la région, notamment en matière de transports routiers, scolaires et ferroviaires.

La loi 3DS, fruit d’un compromis entre le Sénat et le gouvernement :

Essentiellement écrite par le Sénat, la loi 3 DS tente de répondre aux grands défis territoriaux précédemment évoqués (accompagnement des élus locaux, complexité de l’organisation administrative) mais plus généralement aux crises que le pays a traversées (gilets jaunes, Covid-19). Cette loi a fait l’objet d’intenses négociations entre le gouvernement et le Sénat. Lors de l’examen en commission mixte paritaire, 383 amendements ont été adoptés et le texte est passé de 83 à 158 articles. La loi renforce alors le pouvoir réglementaire des collectivités et ont donc plus de latitude pour fixer les règles qui relèvent de leur domaine de compétence. En ce sens, la loi 3 DS est une réponse au projet de loi constitutionnelle du 29 août 2019 visant à consacrer constitutionnellement le principe de différenciation des collectivités territoriales et visant ainsi à prolonger le droit d’expérimentation prévu à l’article 72 de la Constitution. La loi prévoit par ailleurs une recentralisation à titre expérimental du RSA dans les départements volontaires ainsi qu’un allègement des obligations déclaratives des élus locaux auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).

Conclusion : Quelles pistes de réformes constitutionnelles permettant au Sénat de jouer pleinement son rôle de « Chambre des Territoires » :

Si la loi Notre ou 3DS ont révélé des avancées en matière de décentralisation, celles-ci restent limitées sur le fond comme sur la forme. Afin de sortir du flou juridique de la « libre-administration », le Sénat plaide alors depuis de nombreuses années pour obtenir un pouvoir de veto et pour la reconnaissance constitutionnelle d’une véritable autonomie fiscale aux collectivités territoriales.  

Sur le Pouvoir de Veto du Sénat sur les Lois Affectant de Manière Significative les Collectivités Territoriales :

La modification des articles 44 et 45 de la Constitution est envisagée pour renforcer le rôle du Sénat en tant que représentant des collectivités territoriales. Actuellement, bien que le Sénat puisse proposer et amender des lois, il n’a pas de pouvoir de veto absolu sur la législation. En cas de désaccord entre les deux chambres du Parlement, c’est l’Assemblée nationale qui a le dernier mot. L’idée serait alors d’accorder au Sénat un droit de veto ou un pouvoir consultatif accru sur les lois qui affectent directement les collectivités territoriales. Autrement dit, si une loi était proposée ayant un impact significatif sur les collectivités, le Sénat aurait le pouvoir de la bloquer ou d’exiger que ses recommandations soient prises en compte. Dans cette configuration, le Conseil constitutionnel jouerait un rôle essentiel en déterminant la notion d' »affection significative », notamment en émettant des avis.

Sur l’autonomie Fiscale des Collectivités Territoriales :

En réponse à la suppression de certains prélèvements dont les ressources revenaient aux collectivités, une modification de l’article 72-2 de la Constitution pourrait permettre aux collectivités de prélever l’impôt directement. Les collectivités pourraient alors bénéficier d’un véritable pouvoir de création d’impôts locaux et auraient plus de liberté pour fixer les taux de prélèvement dont les ressources leur reviennent, comme c’est le cas avec la taxe foncière. Ces mesures, dans leur ensemble, serviraient à renforcer l’autonomie financière et la gestion des ressources des collectivités territoriales.

https://www.publicsenat.fr/actualites/institutions/senatoriales-2023-quel-est-le-role-du-senat

https://www.publicsenat.fr/dossier/elections-senatoriales/page/4

https://www.publicsenat.fr/actualites/politique/le-senat-un-contre-pouvoir-qui-sait-aussi-collaborer-avec-lexecutif

https://www.publicsenat.fr/actualites/politique/rapports-de-force-groupes-politiques-tout-savoir-sur-les-enjeux-des-senatoriales-2023

Tocqueville et la décentralisation – Persée (persee.fr)

Réforme constitutionnelle 2019 pour un renouveau de la vie démocratique | vie-publique.fr

Loi 3DS décentralisation déconcentration collectivités locales | vie-publique.fr

untitled (vie-publique.fr)

La formation des élus, l’atout bénéf du Rassemblement national – Libération (liberation.fr)

Décentralisation : jeu de dupes entre le Sénat et le gouvernement autour de la loi « 3DS » (lemonde.fr)

Urbanisme – Etude comparative de la verticalité urbaine à Paris et New York

Si jusqu’à la fin du 19e siècle, les paysages urbains se composaient essentiellement de maisons ou d’immeubles d’une poignée d’étages, ceux-ci deviennent de nos jours de plus en plus marqués par la présence de bâtiments de très grande hauteur, que l’on nomme plus communément « gratte-ciels ». Les experts définissent un gratte-ciel comme « une tour de grande taille », sans pour autant réussir à s’accorder sur ses caractéristiques plus précisément. La société allemande de recensement des gratte-ciels Emporis émet par exemple l’avis que ceux-ci doivent mesurer au moins 100 mètres de haut et comporter plusieurs étages pour recevoir cette dénomination. D’autres sources avancent des critères plus rigoureux : par exemple, 150 mètres de hauteur pour 40 à 50 étages minimum. Il s’agit donc d’une définition assez subjective et abstraite, dont le sens peut évoluer selon l’époque et le lieu.

La présence – ou non – de tels édifices ne se fait pas n’importe où sur le territoire, comme nous le verrons dans cet article. Elle répond notamment à des attentes économiques, mais également historiques et culturelles. Loin de faire consensus, les gratte-ciels – et l’inexorable élévation des bâtisses modernes de manière générale – scindent l’opinion publique en deux camps. Les gratte ciels jouissent en effet d’une certaine popularité aux Etats-Unis ; un succès contrasté par le constat que la plupart des villes européennes continuent à les bouder. Avec pas moins de 290 gratte-ciels sur son territoire, New-York symbolise sans doute le mieux la confiance américaine dans le progrès technique et dans l’innovation en matière d’urbanisme. A l’opposé, Paris se distingue pour son urbanisme plus traditionnel, ancré dans un contexte historique bien spécifique et reconnu pour ses nombreux monuments encerclés d’immeubles Haussmanniens du 19e siècle. Les quelques grandes tours apparues sur le sol de la capitale ou à proximité le siècle passé ont, à ce titre, fait l’objet d’un traitement et d’un aménagement particuliers de la part des politiques publiques. Je tenterai donc de répondre dans cette étude comparative à la question suivante : comment expliquer la différence de représentation des gratte-ciels entre Paris et New-York ?

La création de Paris remonte aux alentours de 259 avant J.-C., lorsque la tribu des Parisii, un peuple de pêcheurs gaulois, s’installe sur la rive droite de la Seine et commence à y construire des habitations aux environs de l’actuelle île de la Cité. A l’époque, et jusqu’au Moyen-Age, la rive gauche était laissée vierge de toute construction en raison du risque de crue de la Seine, qui aurait pu engendrer des dégâts. Puis, en 52 avant notre ère, Jules César met la main sur la ville à l’occasion de sa campagne militaire en Gaulle et y fonde Lutèce. Cette nouvelle ville suit les grands standards romains de l’époque en matière d’urbanisme : elle est notamment construite autour d’un cardo maximus, désignant l’axe nord-sud majeur qui structure la cité, en l’occurrence la rue Saint-Jacques, et la plaçant au cœur de la vie économique et sociale de la cité. Le forum, placé au centre de la ville, s’étendait de la rue Saint-Jacques au boulevard Saint-Michel, et de la rue Cujas à la rue Malebranche.

Les siècles suivant la chute de l’empire romain, Paris connaît diverses invasions et incendies modifiant plus ou moins durablement sa structure. Néanmoins, la ville continue de se développer ; comme de plus en plus de monde s’y installe, Paris s’expand progressivement, notamment sur la rive droite. Ville résolument chrétienne, des églises et autres édifices religieux y voient le jour (pour la plupart encore visibles aujourd’hui) mais aussi des monuments liés au pouvoir, à la culture ou à la mémoire de Paris et de la France. La construction des habitations ne suit pas de grands plans urbanistiques, mais se fait davantage par improvisation, là où il reste de la place, donnant souvent naissance à des rues étroites et tortueuses. Tous les problèmes engendrés par cette organisation de l’espace et accentués par le temps sont corrigés par le baron Haussmann sous l’impulsion de Napoléon III dans les années 1850. Ses travaux de modernisation de Paris consistent à mettre en place un système d’égouts, faire disparaître de nombreux quartiers insalubres et construire de grandes avenues pour fluidifier la circulation. La capitale intra-muros a globalement assez peu changé depuis, malgré l’intensification des progrès techniques et architecturaux survenus au XXe siècle.

Maintenant, traversons l’Atlantique pour nous intéresser au cas nord-américain. En 1625, alors que le nouveau continent est découvert depuis déjà plus d’un siècle, des émigrés hollandais fondent New Amsterdam sur les terres des Algonquins, des populations autochtones, sur la côte Est des Etats-Unis. Quarante ans plus tard, les Anglais conquièrent la ville et la renomment New-York, en hommage au duc d’York. New-York connaît alors une croissance démographique soutenue jusqu’en 1807, date à laquelle les 123 000 habitants la composant font d’elle la plus importante ville des Etats-Unis, pays devenu indépendant vis-à-vis des Anglais quelques années plus tôt. Puis, aux XIXe et surtout XXe siècles, les Etats-Unis deviennent une destination rêvée pour de nombreux Européens et New-York accueille toujours plus d’immigrés, passant de 500 000 habitants en 1850 à 3,5 millions en 1900.

New-York se développe en réponse à cet afflux de population et les premiers gratte-ciels de l’histoire voient le jour. Entre 1900 et 1920, pas moins de 500 tours sont construites rien que sur l’île de Manhattan, symboles de la croissance économique fulgurante et de la révolution intellectuelle américaines des années folles. Parmi les plus emblématiques, le Flat Iron Building est inauguré en 1902, puis le Chrysler Building en 1930 et l’Empire State Building en 1931 qui, du haut de ses 443 mètres, s’impose comme le plus grand monument au monde de l’époque. La construction de hautes tours a notamment été rendue possible par la mise en place d’un squelette de poutrelles en fer, en lieu et place de la maçonnerie traditionnelle davantage adaptée aux bâtisses de moindre taille. D’autres innovations techniques ont également permis de construire en hauteur à moindre coût, ce qui s’est avéré économiquement profitable pour les constructeurs immobiliers. L’invention de l’ascenseur hydraulique en 1864 a aussi facilité l’attractivité des immeubles avec beaucoup d’étages.

La construction de gratte-ciels s’intensifie à New-York dans les années 60 et 70, poussée notamment par la concurrence entretenue avec Chicago. L’édification de nouveaux gratte-ciels dans le downtown avec par exemple le World Financial Center et ses deux tours jumelles dans la pointe Sud de Manhattan, achève de confirmer la prépondérance new-yorkaise sur le continent américain sur les plans économique et culturel tout au long du XXe siècle. Encore aujourd’hui, de nombreux chantiers de gratte-ciels se poursuivent à New-York, à l’instar du One World Trade Center, actuelle plus haute tour de New-York (541 mètres) ou des nouvelles « tours allumettes », tel le 432 Park Avenue (tour résidentielle).

D’un point de vue général, les villes de Paris et New-York partagent à l’heure actuelle de nombreuses similitudes. Ces deux métropoles globales bénéficient notamment d’une très forte intégration dans les réseaux de la mondialisation, les rendant immensément puissantes et attractives sur la scène internationale, à en croire les résultats du global power city index de la fondation Mori au Japon publiés en 2013. Ainsi, New-York et Paris seraient respectivement les 2e et 4e villes les mieux connectées au monde, grâce à leurs réseaux de transports et de communications (Paris souhaite notamment renforcer sa force dans ce domaine en aménageant le Grand Paris). Également, New-York se hisse à la première place en termes d’image, d’attractivité, de puissance et d’opportunités, tandis que Paris obtient également de très bons classements dans ces domaines (entre la 3e et la 5e place). La métropolisation de ces villes, à savoir la concentration du pouvoir, peut notamment s’expliquer par leur accès direct à un réseau maritime ou fluvial (l’océan Atlantique pour New-York et la Seine pour Paris), mais aussi par le processus historique de création et de développement de ces villes : Paris, la capitale, a hébergé le pouvoir politique du pays pendant des siècles, tandis que New-York constituait la première terre d’accueil des migrants européens après leur passage par Ellis Island.

Néanmoins, de nombreuses divergences apparaissent également entre ces deux « villes-monde », notamment d’un point de vue architectural et urbanistique. Là où Paris se compose majoritairement d’immeubles haussmanniens – conséquence d’une volonté des dirigeants de moderniser la capitale tout en respectant son patrimoine historique – le paysage urbain de New-York est, quant à lui, davantage construit en vertical, en atteste la Skyline, symbole du modernisme et du rêve américain. New-York ayant vu le jour bien plus récemment que Paris, la présence de gratte-ciels lui a permis en un sens de se créer un style urbanistique original, sans pour autant dénaturer une quelconque architecture qui aurait déjà été établie.

Pour autant, la construction de gratte-ciels ne peut pas se résumer à une simple recherche esthétique pour renforcer le soft power new-yorkais. L’engouement pour les gratte-ciels à New-York et aux Etats-Unis dès le début du XXe siècle reflète l’évolution de la société américaine de l’époque. En effet, la mutation d’une grande partie de la classe ouvrière en cols blancs et la place toujours plus importante des entreprises de service dans l’économie new-yorkaise conduisent à la prolifération de gratte-ciels, servant de centres décisionnels des grandes entreprises. Ces tours permettent ainsi de concentrer de nombreux bureaux en très peu d’espace, afin de densifier les lieux économiques stratégiques. La Skyline new-yorkaise, désignant cette nouvelle chaîne de tour au cœur de la ville, reflète alors la compétitivité des entreprises. Le géographe Le Goix définit cet espace urbain comme une « cité du contrôle », composé de CBDs, de bureaux et d’espaces contrôlés et sécurisés.

Abriter des gratte-ciels sur son territoire constitue en effet un enjeu stratégique majeur pour de nombreuses villes contemporaines dans le monde, notamment aux Etats-Unis, mais aussi en Chine, à Taïwan ou aux Emirats Arabes Unis. De tout temps, la course à la hauteur obsède les hommes, non seulement dans un souci de prestige, mais aussi afin de se rapprocher des cieux et donc de Dieu, comme le montre la construction de cathédrales. De nos jours, la conquête du ciel continue et se rapproche de son dessein avec l’édification de tours toujours plus hautes. D’un point de vue pratique, les gratte-ciels répondent au problème du manque d’espace urbain et à l’inflation foncière engendrée dans les villes à forte densité. Cet argument ne peut néanmoins pas nous satisfaire lorsque l’on a conscience du fait que New-York est moins dense que Paris, et ce malgré ses nombreuses tours. New-York est en effet beaucoup plus étalée, notamment parce qu’occuper le centre ne constitue pas une priorité pour les populations, qui ont tendance à s’installer en banlieue et à prendre leur voiture tous les matins pour se rendre au travail dans le centre (migrations pendulaires).

Les gratte-ciels présentent en effet également un enjeu de pouvoir majeur. Leur architecture doit notamment servir de démonstration de richesse et de capacité d’investissement, mais aussi de maîtrise technologique et de dynamisme économique et industriel de la part de leurs constructeurs. L’objectif pour l’entreprise est d’envoyer une image positive d’elle-même, de la ville ou du pays, afin d’attirer les visiteurs et les investisseurs étrangers. Ainsi, à New-York, la Skyline reflète la réussite économique de la ville, boostant l’attractivité de cette dernière et contribuant à la hisser au top des classements internationaux. Cette chaîne de tours mondialement connue, véritable outil de construction identitaire, constitue à ce jour l’une des caractéristiques majeures de New-York attirant chaque année des millions de touristes. Les gratte-ciels peuvent aussi permettre aux entreprises en leur possession de se distinguer de leurs concurrents et de se construire une image de marque. En outre, de nombreuses œuvres cinématographiques, comme King-Kong paru en 1933, ont indirectement mis à l’honneur certains gratte-ciels (ici, l’Empire State Building) et contribué à leur forger une solide réputation.

Malgré les avantages énumérés plus haut apportés par les gratte-ciels, de nombreuses capitales et grandes villes européennes refusent d’en construire sur leur sol. C’est le cas notamment de Paris qui, à cause de sa très forte densité de population, ne dispose plus de l’espace suffisant pour accueillir de gigantesques tours. La seule solution consisterait à détruire certains immeubles ou monuments pour libérer de la place, une action qui rencontrerait naturellement un fort mouvement de protestation des habitants concernés et des défenseurs de l’architecture parisienne. Au contraire de New-York, Paris s’est construite à une époque à laquelle les avancées techniques ne permettaient pas de construire de grandes tours, au risque qu’elles s’effondrent. Également, le besoin d’optimisation d’espace se faisait moins ressentir à l’Antiquité et au Moyen-Age dans la capitale : elle accueillait moins d’habitants et pouvait toujours s’agrandir en cas de besoin. Aujourd’hui à New-York, les locaux et appartements dans les gratte-ciels ont l’avantage de coûter moins cher en raison de leur offre importante dû au gain d’espace. A noter aussi que certains sols parisiens trop friables ne pourraient pas supporter les fondations de colosses de verre ou de béton.

Paris ne souhaite pas non plus de « Bruxellisation » de son territoire, c’est-à-dire de transformation brutale de son patrimoine urbain par la dissémination de grandes tours un peu partout, afin de préserver son paysage et son patrimoine culturel et historique. Ce terme fait référence à l’expérience vécue à Bruxelles où, dans les années 60, le manque de restrictions concernant l’uniformisation de l’architecture a conduit à l’édification de bâtiments modernes, voire de tours, à faible valeur esthétique au milieu d’habitations plus traditionnelles. A une époque où le tourisme se développe à grande échelle grâce à la moyennisation de la société française depuis plusieurs décennies et de la hausse des standards de vie des habitants dans de nombreux pays du monde (par exemple la Chine), il convient pour Paris de rester culturellement attractive. Rien qu’en 2019, Paris et la région Ile-de-France ont accueilli 50,6 millions de visiteurs, principalement venus pour visiter des musées et des monuments (69%), se promener en ville (67%) et faire du shopping (39%), générant 21,9 milliards d’euros de recettes. Paris est la 6e ville la plus touristique du monde grâce à son importante offre culturelle, mais aussi grâce à l’atmosphère qu’elle souhaite véhiculer : celle d’une ville romantique chargée d’histoire. Construire des gratte-ciels en plein centre-ville dénaturerait les lieux, en plus de transmettre une image de modernisme conformiste contraire aux attentes des touristes.

Néanmoins, il serait faux d’affirmer que la capitale a refusé toute construction de gratte-ciels : le quartier de la Défense, en périphérie de Paris, en est le contre-exemple parfait. Chaque matin, l’équivalent de la ville de Reims débarque à la Défense, actuellement le plus grand centre d’affaires d’Europe en termes de superficie, pour y effectuer sa journée de travail. La Défense héberge pas moins de 500 entreprises, dont les sièges sociaux de très grandes comme Total, et 61 tours de plus de 100 mètres de hauteur, ce qui fait de ce centre d’affaires le 4e le plus compétitif du monde derrière ceux de Londres, New-York et Tokyo. Au fur et à mesure du développement du quartier dans la seconde moitié du XXe siècle, les plafonds des hauteurs des bâtiments sont réhaussés par l’EPAD (établissement public visant à aménager la Défense), suscitant la colère d’une partie de l’opinion publique qui juge les tours trop hautes et trop visibles depuis Paris intra-muros. De nombreux projets ont notamment été avortés pour des raisons financières mais également politiques, l’opinion française se montrant souvent défavorable à l’érection d’immeubles de grande hauteur. Finalement, le quartier de la Défense reflète la puissance économique de Paris – développée plus haut – et de la France en général, sans pour autant dénaturer le patrimoine historique de la capitale en s’implantant en plein cœur de la ville.

En fin de compte, les villes de New-York et Paris ont suivi des trajectoires très différentes. Si la première fait des gratte-ciels et de la modernité en général le fer de lance de son développement économique et de son pouvoir d’attraction, la seconde mise davantage sur son héritage historique et son architecture authentique pour séduire autant les touristes que les investisseurs. Un compromis semble cependant avoir été trouvé par la capitale ces dernières décennies entre préservation de son patrimoine millénaire et nécessité de compétitivité des entreprises nationales contemporaines, avec l’élaboration du quartier d’affaires de la Défense. Dans un contexte de réchauffement de la planète, construire en hauteur peut en outre éviter l’étalement urbain et permettre une moindre utilisation des transports (proximité des activités) et donc émettre moins de CO2.

Mener cette recherche m’a permis de mieux comprendre les enjeux contemporains liés à la construction de gratte-ciels. Loin de répondre seulement à une logique de réduction des coûts dans un contexte de forte densité urbaine, les gratte-ciels servent aussi et surtout à impressionner celui qui pourrait potentiellement constituer le client de l’entreprise ou de la ville/du pays. C’est pour cette raison que les architectes redoublent d’imagination pour offrir à notre vue des tours toujours plus hautes, mais aussi plus originales. Il n’est plus rare d’observer de nos jours des gratte-ciels torsadés, construits en bois, en forme de U, d’ADN ou de pointe de stylo plume… La Dynamic Tower de Dubaï, une fois achevée, pourra même tourner sur elle-même ! Cette démarche m’a également appris l’importance du contexte historique dans les choix des politiques publiques en matière d’urbanisme. New-York doit notamment sa forte concentration de gratte-ciels sur son sol en raison de sa création tardive : la construction de tels édifices, loin d’altérer l’essence de la ville, est venue accompagner son évolution économique et démographique vers la voie de la modernité.

Bibliographie :

  • Firley Eric, Honnorat Philippe, et Taudière Isabelle. La tour et la ville : manuel de la grande hauteur. Marseille : Parenthèses. 2011.
  • Flowers, Benjamin Sitton. Skyscraper the politics and power of building New York City in the twentieth century. Philadelphia : University of Pennsylvania Press. 2009.
  • Bourdeau-Lepage, Lise. « Introduction. Grand Paris : projet pour une métropole globale », Revue d’économie régionale et urbaine (ADICUEER (Association)). 2013, août no 3. p. 403‑436.
  • Turquier, Barbara. « L’édification du gratte-ciel, motif du cinéma d’avant-garde américain », Transatlantica. 2011, vol.2.
  • Didelon, C. « Une course vers le ciel. Mondialisation et diffusion spatio-temporelle des gratte-ciel », Mappemonde (2000-2003). 2010, vol.3 no 99. p. 1‑17.
  • Ahlfeldt, Gabriel M. et Jason Barr. « The economics of skyscrapers: A synthesis », Journal of urban economics. 2022, vol.129. p. 103-419.
  • Barr, Jason. « Skyscrapers And Skylines: New York And Chicago, 1885-2007 », Journal of regional science. 2013, vol.53 no 3. p. 369‑391.

Cyberattaques : vers une numérisation des conflits actuels ?

Le nombre de cyberattaques criminelles a explosé dans le monde ces dernières décennies. Rien qu’en France, d’après l’ANSSI (Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information), elles ont été multipliées par quatre en 2020 par rapport à 2019. Celles-ci se traduisent par des conséquences souvent dramatiques pour les victimes, comme la paralysie des systèmes, le vol ou la perte de données sensibles ou l’exposition au chantage. Pour les spécialistes, s’il est compliqué de définir précisément en quoi consiste une cyberguerre, ils s’accordent à dire que ces nouvelles méthodes conflictuelles remontent à la création d’Internet, au début des années 1990. A cette époque, Internet est vite repris par les gouvernements et donc par des militaires, soucieux de faire évoluer leur arsenal de guerre au gré des innovations technologiques. Aujourd’hui, il n’existe aucun classement mondial des meilleurs pays en matière d’hacking, notamment parce que de nombreuses activités malveillantes s’effectuent dans l’ombre ; néanmoins, pour ne citer que quelques noms, la Russie se distingue par sa culture du hacking et par la protection gouvernementale dont bénéficient ses hackeurs, de même que la Chine, Israël, les Etats-Unis et la Corée du Nord. Dans cet essai, j’expliquerai en quoi consistent les cyberattaques et je montrerai de quels avantages économiques, diplomatiques et juridiques elles bénéficient – comparativement aux moyens plus traditionnels utilisés par les belligérants d’antan – justifiant le nombre grandissant de leurs lancements ces dernières années. Je déterminerai également quels objectifs stratégiques recherchent les groupes cybercriminels, qu’ils soient privés ou étatiques, notamment par l’intermédiaire de l’analyse de cyberattaques récentes lancées depuis des pays comme la Chine ou la Russie.

Fonctionnement et portée des cyberattaques

La cyberattaque peut se définir comme tout type d’action offensive à l’encontre d’une infrastructure informatique, s’appuyant sur diverses méthodes pour voler, modifier ou détruire des données ou des systèmes informatiques. Les profils des acteurs de la cybercriminalité sont assez variés : selon le Verizon’s Data Breach Investigations Report, la majorité des attaques sont initiées principalement par des inconnus ou des groupes criminels organisés, mais aussi par des initiés, des partenaires d’entreprises et des groupes affiliés.

De nombreuses méthodes d’hacking existent à ce jour. Parmi les principales : l’attaque par déni de service, qui permet de mettre un système informatique hors service en le submergeant d’informations extérieures ; le « phishing » consistant à envoyer des mails qui semblent venir de sources fiables pour subtiliser les données personnelles des utilisateurs ; le vol de mots de passe ; les attaques par écoute illicite, qui s’apparentent à de l’espionnage ; enfin, l’attaque par des logiciels malveillants (ou « malware »), qui s’effectue lorsqu’un logiciel malveillant est installé dans un système informatique sans accord au préalable et qu’il infecte des applications, dont certains comme le ransomware qui bloquent l’accès aux données de la victime et menacent de les supprimer ou de les publier à moins qu’une rançon ne leur soit versée.

Selon Baptiste Robert, expert français en cyberdéfense, les entreprises comme les acteurs étatiques doivent se protéger contre 4 grandes menaces d’hacking : la dégradation de leur image de marque, l’espionnage (subtilisation de données confidentielles), la cybercriminalité (demande de rançon) et enfin, le plus dangereux : le sabotage. Si couronné de succès, le sabotage peut entraîner le disfonctionnement de l’entièreté du système informatique de l’organisme ciblé, ce qui se révèle d’autant plus grave à une époque où de plus en plus de secteurs sont gérés par l’informatique.

N’importe quelle entreprise peut constituer une cible pour les cybercriminels ; néanmoins, certains secteurs de l’économie sont plus à risque que d’autres, notamment les entreprises étroitement impliquées dans le quotidien des individus, en possession de données sensibles et d’informations personnelles. Par exemple, des hôpitaux sont régulièrement victimes de cyberattaques, les hackeurs ayant bien conscience de la dépendance du système hospitalier vis-à-vis de l’informatique et de leur base de données. Plus généralement, les secteurs les plus à risque sont les banques et institutions financières (numéros de comptes et de cartes bancaires, données des clients), les institutions de santé (numéros de sécurité sociale des clients, données de recherche médicale), les sociétés (contrats, propriété intellectuelle, concepts de produits) et l’enseignement supérieur (recherches académiques, données financières).

Contrairement aux groupes criminels, qui demandent généralement de l’argent, certains acteurs malveillants lancent des cyberattaques avec pour seul objectif de tout détruire : ce sont des « wipers ». Il est particulièrement difficile de négocier avec ces hackeurs, étant donné que l’argent ne les intéresse pas. De nombreux wipers ont sévit à l’occasion de la guerre en Ukraine, afin de fragiliser le système informatique russe. Leur mot d’ordre : « La cyberguerre durera jusque le dernier char russe quitte l’Ukraine ». D’après Laurent Celerier, vice-président exécutif dans le département Technology & Marketing chez Orange Cyberdefense, les infrastructures ukrainiennes auraient été en réalité, de leur côté, hackées depuis des années. L’avènement de la guerre aurait donc généré l’activation des virus informatiques disséminés dans ces organismes, après avoir passé des années à « dormir ».

Les cyberattaques interétatiques, quant à elles, visent souvent à nuire à un pays dans le cadre de tensions diplomatiques. Par exemple, en 2021, la Chine est accusée d’avoir attaqué plus de 60 000 systèmes informatiques en Europe, et notamment celui du parlement norvégien, rapporte le ministère norvégien des Affaires étrangères, ce qui a valu la convocation à Oslo d’un responsable diplomatique chinois le 19 juillet. Cette attaque pourrait donner suite à la brouille diplomatique survenue entre la Chine et la Norvège lorsqu’en 2010, un comité indépendant du pouvoir norvégien avait attribué le Prix Nobel de la paix au dissident emprisonné chinois Liu Xiaobo. Depuis, la Chine adopterait une politique agressive et revancharde à l’encontre du pays scandinave.

Cyber malveillance : atouts & utilisations

Tous les Etats développés du monde possèdent à ce jour une branche du secteur militaire consacrée à la recherche en matière de cyberattaque et de cyberdéfense, le but étant de pouvoir protéger le pays en cas d’attaque tout en pouvant menacer la sécurité des autres en toute impunité. Le lancement de cyberattaques n’est en effet pas bien cher, contrairement au déploiement d’une force militaire armée sur le terrain. Les potentiels dégâts subis à la suite du lancement d’une cyberattaque sont également bien moindres : exit les investissements en matériel militaire et en capital humain, il convient aujourd’hui simplement de se doter d’un personnel formé et d’ordinateurs suffisamment puissants.

Les bénéfices tirés par la cybercriminalité ne font qu’augmenter ces dernières années, comme le rapporte une récente étude d’IBM Security. Dans son rapport annuel de 2021 intitulé « Cost of a Data Breach », l’entreprise établit qu’en 2021, une violation de données coûte en moyenne 4,24 millions de dollars, soit 10% de plus qu’en 2020. IBM justifie cette hausse par le contexte sanitaire imposé par la crise liée au Covid-19, qui a contraint les entreprises à revoir leur mode de fonctionnement. Les entreprises ont dû accélérer leur transition numérique au détriment de la sécurité de leurs données, créant des failles que les hackeurs ont pu exploiter. Le World Economic Forum’s 2020 Global Risk Report confirme la tendance en hausse du nombre de cyberattaques en estimant qu’en 2020, ce type d’attaques constituait la 5e principale menace des acteurs publics et privés, et ajoute que d’ici 2025, leur nombre devrait doubler. Toujours d’ici 2025, la cybercriminalité devrait coûter environ 10,5 milliards de dollars par an pour ses victimes, contre 3 milliards en 2015. En réaction à cette intensification du nombre de cyberattaques, le budget des entreprises privées et des gouvernements augmente avec le temps, atteignant le milliard de dollars entre 2017 et 2021 dans le monde.

La cybercriminalité est donc de plus en plus employée grâce aux différents avantages qu’elle confère à son utilisateur. L’identification des initiateurs de cyberattaques se révèle être une tâche difficile pour les victimes, au cas où personne ne la revendique. Si certains experts peuvent tenter de déterminer la provenance des attaques en comparant du code, cette méthode ne s’avère jamais fiable à 100%, notamment parce que les vrais auteurs des attaques ont tendance à laisser des leurres dans ces codes pour faire croire qu’un autre pays en est à l’origine. Il est arrivé parfois que des Etats révèlent publiquement avoir été victimes de cyberattaques et émettent des accusations à l’encontre d’autres Etats afin de les mettre sous pression. Face à cela, les Etats accusés n’ont généralement qu’à se dédouaner pour éviter d’être sanctionnés pour leurs agissements, faute de preuves évidentes.

C’est notamment ce qui s’est produit en 2021, lorsque le 19 juillet, les États-Unis, les Européens et leurs alliés ont accusé la Chine d’être responsable d’un piratage des serveurs de Microsoft en début d’année, comme l’énonce Pierre Coudurier dans un article publié dans Marianne le 22 juillet dernier. Pour Antoine Bondaz, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), « Cela fait certes longtemps qu’il y a des suspicions à l’égard de la Chine, mais la réelle nouveauté consiste à la mentionner de manière publique et conjointe ». Face aux accusations d’actions « cybermalveillantes » par à la fois l’Union Européenne, le Royaume-Uni, l’Australie, le Canada et la Nouvelle-Zélande, Pékin a nié toute responsabilité. Notamment, selon le Ministère américain de la Justice, des hackers, basés sur l’île méridionale de Hainan « ont cherché à masquer le rôle du gouvernement chinois en créant une société écran, Hainan Xiandun Technology Development Co », depuis dissoute.

Valérie Niquet, responsable du pôle Asie à la FRS, craint quant à elle la montée en puissance de la Chine dans de nombreux domaines – notamment celui de l’informatique – et ajoute qu’« il ne faut pas exclure qu’à l’avenir, Pékin essaie d’imputer les attaques qui viennent de son sol à d’autres États ». Pour Antoine Bondaz, les Chinois pratiquent d’ores et déjà cette stratégie de fausses accusations, notamment lorsque leur gouvernement accuse les Etats-Unis d’être « les champions du monde des cyberattaques malveillantes », une déclaration qui, tout en diabolisant son rival économique, permettrait à Pékin de détourner l’attention sur autrui. Également, ces fausses accusations à l’encontre des Etats-Unis s’intègreraient dans la volonté chinoise de fragiliser autant que possible les relations diplomatiques entre Européens et Américains, ce à quoi Biden a répondu par communiqué que « cette stratégie ne marcherait pas ».

Également, la cyberguerre jouit de l’avantage indéniable d’échapper à toutes les règlementations encadrant les conflits plus « traditionnels ». Le Droit International Humanitaire (DIH), aussi appelé « droit de la guerre » restreint les moyens et les méthodes de guerre et notamment les armes utilisées afin de limiter les conséquences désastreuses des conflits armés sur les populations civiles. Ainsi, il est interdit par le droit international d’utiliser des bombes à sous-munitions, des mines anti-personnelles, des armes chimiques et nucléaires et des robots tueurs (désolé Robocop). Les hackeurs, en revanche, bénéficient de tous les outils qu’ils veulent pour déstabiliser le système informatique de leur adversaire, et ce, sans risquer d’écoper de la moindre sanction, la Charte des Nations Unies ne semblant pas être, de prime abord, capable de répondre aux enjeux juridiques posés par l’émergence de la cybercriminalité. En l’absence de code précis sur l’espace numérique au niveau international, les cyberattaques peuvent être interprétées – ou non – comme des actes de guerre. Jamais aucune instance internationale n’a été saisie non plus à ce sujet. Néanmoins, il ne serait pas surprenant de voir émerger dans les prochaines années les premières lois sur le numérique, lorsque l’on voit la recrudescence de cyberattaques dans le monde et que l’on sait que la loi a souvent tendance à se dessiner en réaction à ce qui se fait, comme cela s’est produit dans le cadre de l’ubérisation d’une partie de l’économie, créant des emplois précaires qu’il fallait protéger juridiquement.

Les enjeux actuels de la cyberguerre

Depuis maintenant des années, le gouvernement semi-autoritaire chinois est accusé de promouvoir des campagnes d’hacking contre différents acteurs perçus comme opposés politiquement au régime. Le Citizen Lab de l’Université de Toronto, au Canada, qui enquête sur les activités de surveillance chinois, a en effet constaté l’activité dès 2008 de hackeurs chinois, qu’ils surnomment « Poison carp », responsables de vols de données, comme le déclare un membre anonyme : « À l’époque, Pékin avait mis en place une campagne massive de surveillance contre le dalaï-lama et les Tibétains en exil. Des ONG ont aussi été victimes de campagnes de récupérations de données ». Puis, en 2019, la minorité musulmane des Ouighours, placée en détention massive depuis 2014, fut la cible de nouvelles cyberattaques chinoises, comme le rapporte Zero Day, une équipe d’experts en sécurité informatique employée par Google. Le but suspecté du gouvernement : embaucher des hackeurs pour surveiller cette communauté ainsi que tous les membres qui y sont liés de près ou de loin. Le gouvernement de Xi Jinping reproche en effet aux Ouighours de délibérément rejeter les pratiques assimilationnistes chinoises ainsi que la gestion laïque et autoritaire de l’administration communiste, que ça soit par des insurrections islamistes ou par du militantisme pacifique, par le biais d’un réseau de défense des droits de l’homme.

Plus récemment, les Ukrainiens ont lancé de nombreuses cyberattaques pour répondre à l’invasion de la Russie, comme le décrit Martin Untersinger dans un article publié dans Le Monde. En effet, depuis le 24 février dernier, date à laquelle Poutine a initié son offensive militaire en Ukraine, des milliers de civils ukrainiens ont rejoint divers groupes en lignes et se sont organisés afin de pouvoir lancer des cyberattaques contre les infrastructures numériques russes. D’après Bob Diachenko, consultant ukrainien en cybersécurité, « Tous les gens que je connais sont engagés, à différents niveaux. Personne ne reste à l’écart. C’est tellement simple maintenant, que n’importe qui peut utiliser un programme informatique pour attaquer des sites russes. » Toutes ces attaques, que l’on appelle « par déni de service », sont organisées par le ministère de la transition numérique ukrainien, qui a appelé ses citoyens à rejoindre l’IT Army of Ukraine. A ce jour, 310 000 internautes ont rejoint le groupe Telegram créé pour l’occasion servant à communiquer une liste de sites à attaquer. Les cyberattaques, dites « basiques », consistent en la connexion de nombreux utilisateurs simultanément sur des sites russes pour les rendre hors service. De nombreuses banques, entreprises, services de livraison et médias russes ont ainsi été victimes de ces attaques, impactant notablement la pérennité de leur économie, au même titre que les sanctions financières imposées par l’Union Européenne depuis le début de l’invasion. Certains groupes se réclamant de la mouvance Anonymous auraient même réussi à pirater une chaîne de télévision russe pour diffuser un message de paix.

En parallèle, des entreprises comme la Cyber Unit Technology se sont engagées dans le conflit en rémunérant les hackeurs pour chaque faille qu’ils détecteraient dans les infrastructures numériques russes, afin de pouvoir les exploiter lors de cyberattaques. Les développeurs de la région de Lviv ont, quant à eux, développé un jeu en ligne qui lance des attaques contre les sites russes à chaque fois qu’un utilisateur se connecte dessus. La guerre en Ukraine montre ainsi une nouvelle force des cyberattaques : le fait qu’elles puissent être lancées par n’importe qui, quel que soit son niveau de compétences techniques, par l’intermédiaire de seulement quelques clics depuis son ordinateur. Certaines attaques, plus sophistiquées et orchestrées dans l’ombre par le gouvernement ukrainien, ont consisté, comme l’explique Diachenko, à « rentrer dans des comptes courriels, récupérer des données sensibles de sites militaires ou gouvernementaux ». Il semblerait que toutes ces attaques aient notablement impacté le fonctionnement de nombreux sites russes car, comme le rapporte l’observatoire de la connectivité à Internet Netblocks, l’accès aux sites du Kremlin, du Parlement russe ou du ministère de la défense était par moments très difficile. En réaction à ces attaques, le ministère russe a officiellement proposé aux banques, qui font partie des organismes visés par les volontaires ukrainiens, une aide financière.

Néanmoins, il semblerait que ces cyberattaques massives, certes nocives pour les infrastructures numériques russes, ne changent en réalité stratégiquement pas grand-chose au conflit. « Je ne pense pas que ces attaques soient efficaces d’un point de vue stratégique », concède le directeur de la Cyber Threat Intelligence Bob Diachenko, qui préfère voir en elles « une sorte de cri de colère de la société ukrainienne ». En effet, à ce jour, rares sont les conflits armés s’étant résolus autrement que sur le plan militaire. A l’instar des sanctions économiques infligées par l’Occident, comme l’exclusion de certaines banques russes du système SWIFT, l’interdiction de tout financement public ou investissement en Russie et l’interdiction des importations de charbon en provenance de Russie, les raids lancés par les internautes ukrainiens visent avant tout à affaiblir l’organisation de l’économie russe, ceci afin de fragiliser leur armée et de permettre une victoire militaire de l’Ukraine et de ses alliés sur le long terme

__________________________________________________________________

Grâce au développement rapide des nouvelles technologies et des perspectives offertes par les cyberattaques, leur nombre explose dans le monde ces dernières décennies. C’est pourquoi, afin de contrer les menaces invisibles sur le cyberespace, toujours plus d’entreprises renforcent leurs investissements en cyberdéfense et font appel aux services d’« hackeurs éthiques » qui utilisent leurs compétences en hacking pour tester leurs sécurités et les prévenir d’éventuelles failles. Dans un contexte de numérisation grandissante de nos sociétés, certains pays comme la Russie ou la Chine n’hésitent pas à attaquer les infrastructures numériques de leurs rivaux, qu’ils savent indispensables pour le fonctionnement de leur économie et paradoxalement encore mal préparées technologiquement et numériquement. Reste que la guerre ne pourra jamais se tenir exclusivement sur Internet, car tant que les peuples auront les ressources et la motivation pour se battre, les tanks et les armes à feu demeureront toujours plus redoutables que n’importe quel virus informatique pour anéantir physiquement ses adversaires.

Bibliographie :

  • Whyte, Christopher., Understanding cyber warfare: politics, policy and strategy. London New York (N.Y.): Routledge. 2019.
  • Akoto, Evelyne, « Les cyberattaques étatiques constituent-elles des actes d’agression en vertu du droit international public ? », in Ottawa law review. 2015, vol.46 no 1.
  • Eddé, Rhéa, « Les entreprises à l’épreuve des cyberattaques », in Flux (Centre national de la recherche scientifique (France). Groupement de recherche 903 Réseaux). 2020, vol.121 no 3. p. 90‑101.
  • Untersinger, Martin, « Guerre en Ukraine : les cyberattaques contre la Russie, le « cri de colère » d’une armée de volontaires » in Le Monde, March 25, 2022.
  • Coudurier, Pierre, « La Chine dans le viseur des Occidentaux pour une cyberattaque, une première » in Marianne, July 22, 2021.
  • Sausalito, Calif, “Cybercrime To Cost The World $10.5 Trillion Annually By 2025” in Cybercrime Magazine, November 13, 2020.

Défiance politique & déclin relatif de nos partis traditionnels

Les partis politiques sont des institutions centrales de la vie politique. Ils peuvent se définir comme des organisations durables, implantées sur tout le territoire et ayant pour objectifs finaux la conquête et l’exercice du pouvoir grâce au soutien du peuple. Aujourd’hui, les partis semblent dans une situation paradoxale : alors que ces structures ont longtemps été jugées nécessaires pour désigner des candidats et offrir des choix clairs aux électeurs, de nombreux sondages montrent une méfiance grandissante des citoyens envers elles. Dès lors, les partis politiques seraient-ils devenus moins indispensables ? 

La moindre importance des partis politiques est d’abord liée au déclin des idéologies et des appartenances. La chute du Mur de Berlin en 1989 est venue mettre un terme au grand affrontement idéologique du 20e siècle opposant les sociétés capitalistes libérales de l’Ouest et le monde communiste de l’Est, qui a longtemps structuré la géopolitique mondiale mais aussi certains paysages politiques nationaux. Dans le même temps, les transformations de l’économie et de la société dans les Etats occidentaux, comme la hausse générale des niveaux de vie, le déclin relatif de l’industrie et les délocalisations, ont modifié et complexifié les frontières entre classes sociales, notamment en affaiblissant la classe ouvrière – et donc certaines affiliations partisanes qui, autrefois, allaient de soi. 

Plus généralement, de moins en moins de citoyens se reconnaissent dans le clivage droite/gauche traditionnel. Certains politiques brouillent même volontairement les pistes, en faisant de la « triangulation », ce qui consiste à prendre des idées de son adversaire voire à présenter, in fine, son idéologie comme « au-dessus » de la gauche et la droite.

La montée de l’individualisme et de l’hédonisme vient aussi mettre à mal la place des partis politiques dans la société. Les engagements des citoyens sont plus limités (parfois à des causes précises) et temporaires ; ils ne se retrouvent pas dans des organisations hiérarchisées auxquelles on adhérait pour toute leur vie comme autrefois, au service d’une véritable vision du monde. 

En conséquence, les effectifs des partis ont beaucoup diminué et le jeu politique semble devenu, pour beaucoup, une affaire qui ne les concerne pas, réservée à des professionnels qui cherchent avant tout à faire carrière (voire à s’enrichir plus ou moins honnêtement). Les sondages témoignent de ce rejet des partis : selon le 10e baromètre annuel de la confiance du Centre d’étude de la vie politique (Cevipof), seuls 9% des Français déclaraient avoir confiance dans les partis en décembre 2018. 

De nombreux partis traditionnels européens sont entrés en crise. En atteste l’effondrement, en Italie, du Parti Communiste, du Parti Socialiste et de la Démocratie Chrétienne, au profit, plus récemment, de l’émergence de partis « populistes » de gauche comme de droite qui ont accédé ensemble au pouvoir (Ligue et Mouvement 3 Etoiles), sans compter les périodes de gouvernements « techniciens » et « trans-partisans », dirigés par des experts apolitiques, tels M. Monti ou, actuellement, M. Draghi.

La victoire d’Emmanuel Macron aux élections présidentielles de 2017 illustre aussi ce point : pour la première fois, un tout nouveau parti (La République en Marche), ne se revendiquant ni de gauche, ni de droite, ayant pour unique but de soutenir un candidat aux présidentielles, a remporté la majorité absolue aux élections législatives qui ont suivi. Dans le prolongement de ce constat, et à l’exemple d’E. Macron en 2017 stigmatisant les partis, figures du « monde d’avant », certains candidats aux élections de 2022 ont quitté leur parti en espérant gagner ainsi en visibilité et en popularité.

Les médias comme la télévision mais aussi maintenant, les réseaux sociaux, favorisent la personnalisation de la politique, comme le font dans certains cas les institutions, à l’image de la Vème République en France, depuis l’instauration de l’élection du Président de la République au suffrage universel. De même, aux Etats-Unis, le système présidentiel a empêché l’émergence de partis puissants. 

Il arrive également que de nouvelles thématiques et de nouveaux courants de pensée créent des divisions au sein des camps, voire des partis, traditionnels. Ainsi, le souverainisme et la construction européenne ont divisé europhiles et eurosceptiques à l’intérieur de la droite (le RPR à l’époque du referendum sur le traité de Maastricht) et de la gauche (LFI/parti socialiste). L’écologie suscite de nouvelles oppositions, par exemple à gauche entre ceux qui défendent la décroissance et ceux qui restent attachés à la défense du pouvoir d’achat. 

Des élus ont conduit des politiques parfois en désaccord avec leur parti d’origine. Donald Trump, au cours des primaires qu’il a remportées, puis après son élection à la tête des Etats-Unis en décembre 2016, a imposé son style et ses idées, parfois très éloignés du conservatisme traditionnel, aux Républicains américains. Au Royaume-Uni, Boris Johnson a gagné les législatives après de fortes tensions au sein de son propre parti, en promettant de mettre en place le Brexit et d’augmenter les investissements dans les régions défavorisées, traditionnellement favorables au Labour Party. Même en Allemagne, où les partis sont restés incontournables, notamment du fait de la représentation proportionnelle (les partis désignent les candidats), la chancelière Angela Merkel, s’appuyant sur sa popularité, s’est plusieurs fois écartée des positions habituelles de son parti (sur la sortie du nucléaire et sur l’accueil des réfugiés syriens, par exemple). 

Pour autant, le jeu politique continue largement à s’organiser autour des partis. Si nombre d’entre eux sont en crise, l’organisation des acteurs du jeu politique sous la forme de partis reste souvent indispensable, notamment pour viser les différents lieux de pouvoir (Parlement, collectivités locales, tête de l’Etat). Les nouveaux courants deviennent des partis (écologistes, populistes) ou investissent d’anciennes structures partisanes, comme le « trumpisme » s’emparant du parti républicain, pour concourir aux élections, s’implanter et durer. Notons les difficultés de La République en Marche et du « macronisme » sans Macron à convaincre les électeurs aux élections locales, faute d’un parti solide.

Des facteurs anciens, comme les systèmes électoraux, en particulier le scrutin uninominal à un tour, peuvent contribuer à la préservation du rôle des partis, comme aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni, en particulier dans la désignation des candidats.

Certains partis ont su se renouveler pour s’adapter aux évolutions sociales : plus grande facilité d’adhésion et émergence de partis « en ligne » (le parti 3 Etoiles italien et La France Insoumise). Les relations y sont en principe plus horizontales et les militants y jouent un rôle plus actif, notamment à l’occasion de l’organisation de primaires quand elles sont « fermées » (réservées aux adhérents) pour désigner des candidats qui peuvent renforcer leur légitimité face à des candidats « hors parti ».

Les recompositions de la société et du monde du travail ont mis à mal les anciens systèmes de parti, comme celui de la « quadrille bipolaire » en France avec le Parti Communiste et le Parti Socialiste, à gauche, les libéraux et les gaullistes, à droite. Cependant, les partis actuels ne sont pas dénués d’assises sociologiques, en dépit de l’individualisation des modes de vie. Toujours en France, le Rassemblement National regroupe une partie importante des classes populaires, tandis que LREM vise les classes moyennes supérieures, la gauche rassemble plutôt les jeunes diplômés et les fonctionnaires tandis que la droite a la plus grande partie de ses soutiens chez les retraités et les classes possédantes. Ce socle électoral leur confère une certaine stabilité. Certains nouveaux partis (souverainistes, populistes, de gauche radicale et écologistes) semblent ainsi destinés à durer.

Les repères idéologiques ont changé plus que disparu. Ils s’organisent autour de valeurs et d’idées qui définissent de nouveaux clivages forts et structurants, probablement durables, mobilisant des militants parfois très engagés. Ces combats idéologiques s’articulent de nos jours davantage autour de la préservation de l’environnement, du féminisme, des identités, de l’insécurité ou de l’immigration…

Il arrive que des mouvements sociaux nés en-dehors des partis se transforment en partis, ou que leurs acteurs s’engagent dans des partis qu’ils contribuent à transformer et à mettre au service de nouveaux combats. Ainsi, les partis de gauche mettent aujourd’hui moins en avant les classes populaires et la défense du pouvoir d’achat au profit de thématiques nouvelles comme le féminisme et l’antiracisme.

En définitive, si les partis politiques traversent une phase de crise, il s’avère aussi que leur rôle reste consubstantiel d’un cadre politique démocratique, mais cela rend d’autant plus nécessaire leur renouvellement. 

La dialectique du matérialisme historique dans la pensée de Marx

La pensée matérialiste développée par Karl Marx et Friedrich Engels se caractérise par le rôle très central de l’Histoire. Ce n’est pas tout à fait nouveau à leur époque, alors que de plus en plus de penseurs soulignaient que beaucoup de choses qui avaient été considérées comme «naturelles» et éternelles, étaient sujettes à changement. Néanmoins, selon ces philosophes et économistes allemands du XIXe siècle, les facteurs économiques et les masses populaires sont les deux composantes majeures qui façonnent l’histoire du monde. En réaction aux philosophies idéalistes de l’histoire, comme celle de Hegel, Marx développe et enrichit dans ses nombreux travaux son concept de « matérialisme historique » qui met l’accent sur les origines concrètes et observables du moteur de l’histoire.

Marx développe son analyse de l’histoire à partir de deux points de vue complémentaires. D’une part, il soutient que l’histoire peut être expliquée à travers une dialectique des forces productives et des rapports sociaux de production. D’autre part, il souligne le rôle de la lutte des classes dans le processus historique, y compris dans les domaines politique et idéologique.

Dans leur ouvrage « L’Idéologie allemande » écrit en 1845-1846, les philosophes Marx et Engels développent une toute nouvelle philosophie de l’histoire, le « matérialisme historique », et en énoncent les principes fondamentaux. Pour eux, les événements historiques dans toute leur diversité (guerres, révolutions, etc.) sont déterminés non par des idées ou par l’action d’individus (les fameux « grands hommes ») mais par l’impact de l’évolution des moyens de production sur la société et les mentalités, ainsi que par les relations sociales. Par « relations sociales », Marx entend les interactions qui lient entre eux des individus de classes différentes et qui engendrent des relations de coordination et, en même temps, de domination et de conflit. Ces rapports sociaux ne dépendraient pas de la volonté du peuple (surtout dans le cas de l’exploitation d’une classe par une autre) mais de la forme de propriété des moyens de production, c’est pourquoi ils seraient déterminés, comme le dit Marx : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé ». La conception matérialiste de l’histoire est donc une critique acharnée de l’idéalisme historique : il s’agit de rapporter l’étude de l’histoire à sa base économique, plutôt que d’y voir le simple développement de principes abstraits, contrairement à la théorie de Hegel qui l’interprétait comme la succession de différents esprits ascendants puis déclinants (« Volksgeist »).

Marx a utilisé une méthode dialectique pour comprendre l’histoire, tout comme Hegel, mais d’un point de vue matérialiste, la remettant « sur pied » (matérialisme dialectique). Dans la postface au « Capital », Marx nie partager la même pensée que Hegel : « Ma méthode dialectique n’est pas seulement différente de la méthode hégélienne mais en est l’opposé direct ». Ce sont donc, pour Marx, les conditions matérielles d’existence qui déterminent la conscience des hommes dans l’histoire, et non l’inverse : « Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience » énonce-t-il dans son livre « L’idéologie allemande ». En définitive, ou en dernière instance, les forces productives sont les principaux moteurs du changement et la principale explication des conditions sociales, idéologiques et politiques. Selon lui, l’histoire se compose comme suit : chaque mouvement – ou thèse – produit sa propre contradiction – ou antithèse – et la négation de la négation permet le passage à un stade plus avancé de l’histoire – ou synthèse. Ainsi, la thèse du communisme primitif, à savoir l’organisation politique de la société humaine primitive sans classes telles que nous les connaissons, a été contredite par l’antithèse de la propriété privée des moyens de production, avec la lutte des classes comme issue inévitable. La synthèse dans le futur sera donc, pour Marx, la création nécessaire d’une société sans classes. Comment la société passe-t-elle d’une étape à l’autre ? L’idée de dialectique repose sur la présence de fortes contradictions entre le développement des forces productives d’une part (techniques de production) et les rapports sociaux de production d’autre part. Le lien entre l’homme et la nature joue un rôle crucial dans l’histoire : en créant des outils et des moyens de production, l’humanité modifie la nature et la façonne à son image. Initialement conçu pour répondre à des besoins élémentaires, l’outil devient ensuite aussi un moyen d’exploitation d’une classe par une autre et engendre une lutte déterminant le cours de l’histoire.

De ces thèses, Marx établit que les conditions d’existence des êtres humains et les rapports entre les différentes classes sociales influencent grandement le cours des événements. Ainsi, il développe l’un de ses concepts les plus connus : celui de la lutte des classes comme principal moteur de l’histoire, lutte présente dans toutes les sociétés et ce, depuis que l’homme existe : « L’histoire de toute société jusqu’ici existante est l’histoire de les luttes de classe » écrivait-il dans son « Manifeste du parti communiste » publié en 1848. Autrefois, elle opposait l’homme libre à l’esclave, le patricien au plébéien ou le seigneur au serf ; dans la société capitaliste, cette lutte oppose le prolétaire , qui ne possède que sa force de travail, au bourgeois, propriétaire des moyens de production. Selon Marx, le bourgeois profiterait de sa position de domination en exploitant le prolétariat à son profit, en lui imposant des conditions de travail et de vie inhumaines. et en lui versant un salaire inférieur à la valeur de sa production, à l’origine de son surplus. Ultimement, la révolution prolétarienne est censée constituer la fin de l’histoire telle que nous la connaissons et marquer le début d’une ère nouvelle où le capitalisme, emporté par les forces productives et sociales qu’il a lui-même créées, aboutit à une société sans classe.

Marx a voulu façonner une « science de l’histoire » et les régimes communistes, au cours du XXe siècle, ont prétendu l’avoir mise en pratique. Cependant, le matérialisme historique peut difficilement rendre compte de nombreux événements et développements qui se sont produits depuis la mort de Marx. La lutte des classes n’a peut-être pas évolué comme prévu, produisant une sorte de synthèse que Marx n’avait pas anticipée, et les facteurs économiques n’ont peut-être pas toujours prévalu, même « en dernière instance » et dans le cas des révolutions communistes.

La montée des populismes, syndrome du mal-être de nos démocraties libérales ?

Le défi jeté par le populisme aux démocraties libérales d’un point de vue constitutionnel

Le populisme constitue un défi pour les démocraties libérales d’un point de vue constitutionnel car il se présente comme essentiellement démocratique. Il prétend même incarner un retour à la démocratie dans son expression la plus pure, en ce qu’il aurait pour objectif de rendre la parole et le pouvoir au peuple (c’est-à-dire à la grande majorité des citoyens), alors que ces derniers auraient été confisqués par des élites et des minorités, notamment par le jeu des appareils politiques et des institutions, où les classes populaires sont faiblement représentées. 

Certes, il est fréquent de dénoncer cet usage de la notion de « peuple », qui, implicitement, consisterait en une base homogène, unie et restée « saine », par opposition à des élites « mondialisées », défendant leurs privilèges, les « 20% de diplômés » méprisant le reste de la population. Toutefois, la démocratie est fondée sur la souveraineté populaire et l’idée de peuple est abondamment citée dans la plupart des constitutions. La Constitution française de 1958 parle bien du « peuple français ». C’est sans doute une erreur que de vouloir diaboliser ce terme. On peut également critiquer ce point de vue au nom des libertés individuelles et de la protection des minorités, mais il y a nécessairement une limite à cet argument car une démocratie ne peut pas se réduire à la défense des individus. Elle consiste aussi dans la mise en œuvre de la volonté générale, qui résulte du vote de la majorité des citoyens.

A priori, les partis populistes visent la conquête du pouvoir exclusivement par la voie des urnes, en utilisant des mécanismes démocratiques afin de légitimer leurs acteurs politiques et leur gouvernement, contrairement aux mouvements fascistes, qui alliaient participation aux élections et coups de force, avant ou après la prise du pouvoir (en Italie, marche sur Rome de 1922 ; en Allemagne, loi des pleins pouvoirs en 1934). Les partis fascistes ne cachaient pas leur peu de respect pour les institutions démocratiques et parfois leur intention de les abolir, une fois qu’ils n’en auraient plus besoin. Aujourd’hui, au contraire, ce sont souvent les partis populistes qui se plaignent de l’absence de démocratie – par exemple en raison des pouvoirs d’instances non élues comme la Commission européenne ou des juridictions nationales et internationales, qui vont parfois jusqu’à censurer des lois votées par des Parlements. En particulier, ils s’élèvent contre le fait qu’ils ne bénéficieraient pas eux-mêmes d’un traitement démocratique, dans les médias ou dans les assemblées, où ils seraient sous-représentés au regard du nombre de voix qu’ils recueillent. 

Par ailleurs, dans la mesure où les partis populistes respectent les règles du jeu électoral et s’efforcent d’éviter les dérapages verbaux, il est difficile de lutter contre eux avec les armes de l’Etat de droit qu’il s’agit justement de protéger et dont il serait donc paradoxal de s’affranchir. En Allemagne, un office fédéral de protection de constitution avait mis sous surveillance le parti AfD (Alternativ für Deutschland), un parti allemand eurosceptique, nationaliste et jugé populiste par certains (même si l’AfD rejette cette dernière classification), mais un tribunal a suspendu cette décision, qui, en l’occurrence, autoriserait des mesures effectivement très restrictives au regard des libertés publiques. 

Une fois ces partis au pouvoir, les constitutions et les blocs de constitutionnalité peuvent permettre de contenir et limiter leurs projets de réforme, notamment parce que la protection de ces libertés y a pris une place importante et s’y trouve souvent très détaillée. Le populisme n’en crée pas moins un défi, un défi politique, parce qu’il peut prendre à témoin la population de cette situation, qui l’empêcherait de mettre en œuvre les choix exprimés par son vote. En pratique, en s’appuyant sur ce ressentiment, en profitant du fait que les recours contre les atteintes à l’« Etat de droit » sont longs et compliqués et en utilisant des voies plus détournées, par exemple en nommant des personnes de confiance à des postes-clefs, les partis populistes au pouvoir parviennent en partie à s’affranchir de ces limites. 

Plus encore, certains partis populistes au pouvoir peuvent affaiblir les institutions en place afin de mener leurs politiques plus librement, sans subir de trop forte opposition, en opérant des changements constitutionnels formels ou informels. Ainsi, le 4e amendement constitutionnel soumis par le parti populiste hongrois en 2013 a réduit les pouvoirs de la Cour constitutionnelle du pays. De même, le parti Droit et Justice polonais a procédé à du “Court-packing”, consistant à ajouter des sièges à la Cour dans le but de consolider la majorité conservatrice en son sein. Les tribunaux ordinaires ne peuvent normalement pas reprendre les compétences de contrôle de constitutionnalité des Cours constitutionnelles paralysées.

En Hongrie, Viktor Orban promeut ainsi la « démocratie illibérale » ; dans le cadre de celle-ci, la volonté de la Nation, qu’il estime incarner, compte plus que les libertés individuelles et le respect de règles formelles qui auraient trop longtemps servi à brimer la majorité. V. Orban a ainsi pris des mesures contre l’immigration et les influences étrangères. En Pologne, le parti Droit et Justice mène une politique hostile aux mouvements LGBT, dans un pays toujours très catholique, et tente de prendre la main sur la nomination de certains juges, ce qui pourrait ensuite lui permettre de faire adopter plus facilement d’autres réformes, comme on vient de le voir. La Commission européenne s’est saisie de ces questions, mais elle ne peut agir que sous certaines conditions et seulement devant des tribunaux. Face à cela, les leaders populistes peuvent perturber le fonctionnement des institutions communautaires et dénoncer auprès de leurs électeurs ce qu’ils présentent comme des ingérences extérieures, comme à l’époque de l’URSS dans le cas des pays de l’Est. La doctrine de la « souveraineté limitée » en vigueur avant la Chute du Mur de Berlin n’est évidemment pas une référence démocratique… 

Comment le populisme peut être une réponse à un besoin d’unité

La mondialisation et, sur notre continent, la construction européenne, le déclin des classes sociales et des idéologies, la baisse de la pratique religieuse, l’individualisation des modes de vie ont pu créer le sentiment d’un effacement des différents groupes d’appartenance qui structuraient autrefois les sociétés occidentales. L’augmentation des flux migratoires, notamment l’arrivée de populations d’origine lointaine et de culture très différente, qui ont en partie conservé leurs traditions et leurs langues, a contribué à affaiblir l’équivalence entre la Nation et un groupe ethnique ou historique. Les individus ont parfois l’impression d’être des citoyens et des consommateurs libres mais solitaires. 

Par ailleurs, les processus de décision collective sont devenus plus complexes, faisant intervenir de nombreux niveaux intermédiaires et dépendant de plus en plus d’instances et de négociations internationales, de sorte que les communautés nationales traditionnelles ont perdu de leur autonomie et donc, de facto, existent moins. 

Le peuple peut constituer l’ensemble des individus vivant sur un territoire, partageant une culture commune et se soumettant aux mêmes lois. Toutefois, ce terme peut aussi faire référence aux citoyens des classes populaires, que le communisme nommait autrefois “prolétariat” par opposition aux élites du pays. C’est sur cette double signification de cette notion que les populismes basent principalement leur discours électoral. Ils réaffirment l’existence et la primauté de cette communauté, laquelle désirerait légitimement perdurer dans l’être (cf le « droit à la continuité historique ») tout en revendiquant que des pouvoirs plus importants lui soient restitués.  En outre, ils « mythifient », disent leurs détracteurs, un peuple originel assimilé aux classes populaires et aux gens du commun, resté proche de ses racines, opposé à des élites globalisées qui se seraient détachées d’elles. Un cadre supérieur ou un journaliste parisien se sentiraient, par exemple, plus proches d’un confrère vivant à New York que d’un compatriote habitant de l’autre côté du boulevard périphérique. On met face à face les gens du « nowhere » et du « somewhere ». Ainsi se recrée une forme d’unité, en particulier des classes populaires et moyennes inférieures, très dispersées à la suite des transformations du monde du travail.  

Ce peuple s’oppose aussi aux immigrés et surtout à ceux d’entre eux qui refusent de s’intégrer, restant groupés en communautés. Les populistes fustigent le « communautarisme » et la balkanisation de la société qui mettent à mal la Nation. Ils peuvent aller jusqu’à dénoncer une forme de « préférence pour l’Autre » et de repentance auxquels seraient astreintes les populations de souche, au nom d’injustices liées à l’ancienne ou présente domination occidentale sur le monde. Il conviendrait au contraire, selon eux, de restaurer une forme de fierté nationale, laquelle fait naturellement partie de la satisfaction apportée par le sentiment d’appartenir à un groupe. Les partis populistes qui font le choix de défendre l’unité du peuple sont par définition nationalistes : afin de préserver cette unité, il s’agit essentiellement de limiter l’immigration et de conserver une forte souveraineté nationale. L’identité de l’individu est intrinsèquement liée à celle de sa nation ; si cette dernière perd de son indépendance et surtout de son homogénéité, alors l’individu perd une part de son identité, de son héritage culturel et de ce qui le caractérisait autrefois – alors qu’il s’agissait d’une de ses seules richesses « symboliques ». Dans sa version la plus négative, cette vision va de pair avec le thème du « Grand Remplacement », qui pousse à l’extrême l’opposition d’un « nous » contre un « eux » – le sentiment de ce « nous », menacé de disparition, étant alors particulièrement puissant.

En Italie par exemple, la Ligue du Nord, défenseure de l’Italie du Nord industrieuse et prospère contre le Sud « fainéant », est devenue la Ligue, c’est-à-dire le parti de toute la communauté nationale, victime des abus supposés de l’Union européenne et d’une immigration incontrôlée. Aux Etats-Unis, Donald Trump s’est lui aussi présenté comme le héros d’une Amérique et d’une communauté menacés par le libre-échange et l’immigration, combattant les élites médiatiques et politiciennes. Dans les deux cas, les populistes ont notamment essayé d’incarner la réponse à un besoin d’unité, en réactivant une identité et en désignant des adversaires (« il faut s’opposer pour se poser »). Les populismes nationalistes remportent aussi certains succès dans les pays ethniquement homogènes, comme en Hongrie ou en Pologne, mais fortement attachés à celle-ci et inquiets des conséquences de l’immigration observée en Europe de l’Ouest, et, par ailleurs, très attachés à leur souveraineté nationale, contre les empiètements d’organismes supranationaux. Ils ont ainsi l’impression de défendre leur unité et leur indépendance, chèrement acquise au cours de l’Histoire, en prévenant certaines évolutions.

Comprendre le trafic maritime mondial contemporain : MarineTraffic

MarineTraffic est un site Internet qui suit le trafic maritime mondial, et ce en temps réel. La localisation et la direction de tous les navires se trouvant actuellement en mer dans le monde sont répertoriées sur cette carte, en plus de diverses autres caractéristiques les concernant, comme leur taille ou leur lieu de construction. Ce site est, par ailleurs, en grande partie gratuit.

Ce qui frappe tout d’abord est le nombre important de figurés présents sur la carte. La légende un peu à gauche permet de comprendre leur signification. Toutes les flèches représentent les emplacements actuels des navires, tandis que leurs couleurs nous permettent de les différencier et de les classer selon leur nature. Par exemple, les flèches rouges représentent des « Tankers », ou citernes en français, tandis que les flèches roses sont des bateaux de plaisance. Certaines infrastructures maritimes y apparaissent aussi, comme les ports ou même les phares.

Plusieurs styles de cartes sont mis à la disposition de l’utilisateur pour qu’il puisse pleinement profiter du site. Pour ma part, j’ai choisi la « standard map », la plus adaptée selon moi à l’étude du trafic maritime mondial. Les autres sont assez similaires, sauf la « dark map » que je trouve personnellement un peu énigmatique.

J’ai d’abord regardé le trafic maritime mondial avec la plus petite échelle possible, de manière à avoir une vision globale du phénomène. J’ai constaté que tous les océans étaient traversés par de nombreux navires simultanément, sauf les océans Arctique et Antarctique à cause des glaciers. J’ai ensuite agrandi l’échelle pour observer plus précisément le trafic maritime et fluvial autour de la France et dans notre pays, ce qui m’a permis de vérifier que les eaux de la Seine sont les plus empruntées, notamment pour le transport de marchandises.

L’étude de cette carte m’a fait réaliser à quel point les échanges maritimes sont intenses, et ce au moment même où j’écris ces lignes. Je déplore néanmoins le manque de lisibilité de la carte par moments, en plus du fait qu’elle ne soit pas traduite en français.

Si vous aussi, chers lecteurs, vous souhaitez découvrir MarineTraffic, alors n’hésitez pas ! 

Lien vers le site : https://www.marinetraffic.com

Martin Vasseur

La coupe du monde 2022 au Qatar en débats

La polémique dure depuis presque 10 ans. Depuis que le Qatar, minuscule pays en majeur partie désertique du Moyen-Orient, s’est vu accorder l’organisation de la coupe du monde de football pour 2022, nombre de questions restent en suspens et inquiètent la scène internationale. La mise en accusation de Michel Platini en juin 2019 dans le cadre d’une enquête pour corruption sur l’attribution du Mondial 2022 ravive la polémique et nous amène à nous interroger sur la légitimité qu’a un pays comme le Qatar à accueillir un événement aussi important. Retour sur une affaire controversée.

L’attribution de la coupe au Qatar

Le 2 décembre 2010, lors d’une réunion à Zurich, le comité exécutif de la FIFA et son président Sepp Blatter officialisent l’organisation de la coupe du monde 2022 au Qatar. Cette annonce est une petite surprise puisque le pays pétrolier passe devant la première puissance mondiale, elle aussi candidate, que sont les Etats-Unis. Le lendemain-même, les médias anglo-saxons dénoncent une corruption à grande échelle qui aurait biaisé les conditions d’attribution du plus grand événement footballistique de la planète.

Problèmes engendrés par cette attribution

Le Qatar n’est pas et n’a jamais été un pays à culture footballistique. Il paraît donc étonnant d’attribuer l’organisation du Mondial 2022 à une nation qui n’a jamais réussi à se qualifier à la moindre coupe du monde auparavant, tant le niveau de ses joueurs était insuffisant. Si pour 2022, l’équipe nationale est qualifiée d’office, il n’est pas certain qu’elle brillera pour autant à domicile. Le président américain de l’époque Barack Obama affirme qu’il s’agit d’une « mauvaise décision », tandis que Michel Platini reconnaît lui aussi en mai 2014 que cette attribution était une erreur, mais que « c’était la volonté politique, aussi bien en France, qu’en Allemagne […] De grandes entreprises françaises et allemandes interviennent au Qatar, vous savez ».

L’ambassadeur du Qatar en France, Mohamed Jaham Al Kuwari, a publié une tribune dans le journal Le Monde dans laquelle il tente de justifier cette volonté des autorités qatariennes d’accueillir le mondial 2022. Selon lui, leur pays est en mesure d’organiser un tel événement du point de vue des infrastructures et de la logistique. De plus, cette nécessité d’organiser un mondial de football au Moyen-Orient pour la première fois s’accompagnerait d’une amélioration des relations diplomatiques entre les différents Etats de la région afin de préserver la paix, en plus d’aider à l’intégration des pays arabes dans la mondialisation. C’est cet ensemble de motivations qui aurait poussé le Qatar à postuler – avec succès – à l’organisation du mondial 2022.

Cependant, le climat du Qatar pose problème. Les températures peuvent en effet atteindre 50 degrés en été, situation intenable pour des joueurs devant courir pendant 90 minutes s’ils devaient le faire sans climatisation, ainsi que pour les centaines de milliers de supporters venus du monde entier. En janvier 2011, Sepp Blatter puis Michel Platini se déclarent alors, afin de remédier à ce problème et contre toute attente, favorables à l’organisation du Mondial en hiver pour la première fois de l’histoire de la coupe du monde. On peut s’étonner de la prise de conscience de ce problème seulement après coup. Une telle décision bouleverserait le calendrier des matchs des championnats nationaux, qui devraient s’interrompre plus longtemps que d’habitude pour permettre à leurs joueurs de rejoindre leur équipe nationale pendant plus d’un mois.

Bien que les températures hivernales soient moins extrêmes qu’en été, celles-ci demeurent toujours trop importantes pour permettre aux footballeurs de jouer dans des conditions optimales. C’est pourquoi les autorités qatariennes ont prévu la mise en place de climatiseurs dans tous les stades afin de rafraîchir les lieux. Ces dispositifs font l’objet d’une importante polémique car ils contribuent au réchauffement global de la planète dans un contexte de dérèglement climatique. L’indignation de la communauté internationale vis-à-vis de dispositifs aussi énergivores ne semble toutefois pas faire reculer les autorités qatariennes sur leur décision.

Bien que le Qatar prétende être prêt à héberger l’événement, de nombreux lieux sont encore en construction : parmi les 8 stades qui accueilleront joueurs et supporters en hiver 2022, seuls 3 sont actuellement opérationnels. Tous ces stades, en plus d’autres infrastructures planifiant l’accueil et le transport des nombreux supporters attendus (plus de 1,5 million) comme des hôtels et un métro, nécessitent la mise en oeuvre de travaux pharaoniques et très onéreux. Le Qatar peut de toute évidence financer ces nombreux projets grâce ses importantes recettes perçues de la vente massive de son pétrole, matière première à la fois indispensable pour toute économie développée et abondante sous le désert qatari. Le petit pays subit toutefois un embargo économique de la part de ses propres voisins, puisque l’Arabie Saoudite, les Emirats arabes unis, le Bahreïn et l’Egypte ont, notamment, arrêté d’approvisionner le Qatar en matériaux de construction pour manifester leur colère quant au soutien du Qatar aux Printemps arabes. Néanmoins, les fournisseurs ont changé et les travaux se poursuivent. 

En revanche, les conditions de travail des migrants appelés pour construire tout ces infrastructures presque en urgence continuent de nuire fortement à l’image internationale du pays arabe. Le statut des migrants travaillant en ce moment pour ce vaste projet, principalement originaires du Népal, du Bangladesh et de l’Inde, est en effet dénoncé à travers le monde, notamment par l’ONG Amnesty International dans son rapport alarmant intitulé « The ugly side of the beautiful game » (« le côté hideux du beau jeu »). Leurs conditions de travail sont telles que certains y voient de « l’esclavagisme contemporain » : des horaires à rallonge couplées à un salaire dérisoire et un travail physique parfois dangereux, le tout sous un soleil de plomb, ont coûté la vie à 2 700 ouvriers entre 2012 et 2018 selon le journal The Guardian. L’ONG Human Rights Watch dénonce le manque de transparence du Qatar, qui refuse de publier des chiffres officiels. Leurs passeports sont confisqués dès leur arrivée, les empêchant de voyager ou même d’échapper au travail forcé en changeant d’emploi. Les migrants, privés de leurs droits, ne se plaignent pas par crainte de représailles.

Enfin, dès 2010, des soupçons de corruption pèsent sur cette attribution. Le président du comité qatari aurait en effet versé 1,5 million de dollars à trois membres africains du comité exécutif de la FIFA chargé de l’attribution de la coupe du monde en échange de leurs votes. Le lendemain de l’annonce officielle, le journal anglo-saxon The Sun publie pour Une « Truqué ! » (« Fixed » en anglais). Un nouveau scandale survient en 2013 après la publication dans France Football d’une enquête intitulée « Qatargate » (en référence à l’affaire du « Watergate ») où la FIFA est désignée comme une « petite mafia » et où le journaliste sportif français Eric Champel pointe les failles du système en déclarant que « l’éthique a été plusieurs fois bafouée par le Qatar dans la façon dont il a obtenu la Coupe du Monde 2022 ». S’ajoute à cela une supposée réunion secrète qui se serait tenue à l’Elysée le 23 novembre 2010, soit une dizaine de jours avant le vote de la FIFA, entre le Président français Nicolas Sarkozy, le prince du Qatar Tamim ben Hamad Al Thani, le président de l’UEFA Michel Platini et le propriétaire du Paris Saint-Germain Sébastien Bazin. Le journal France Football avance en 2013 que le Qatar aurait promis de racheter le PSG – ce qu’il a fait – en plus de monter leur actionnariat au sein du groupe Lagarde et de créer une chaîne rivalisant avec Canal + (que Sarkozy voulait fragiliser), à savoir BeIn Sports, le tout en échange de la voix de Platini en faveur du Qatar et non des Etats-Unis. L’ancien footballeur français démentira certaines informations, et en minimisera d’autres. Il sera mis en garde à vue le 18 juin 2019.

Le Qatar semblait ainsi déterminé à accueillir le Mondial de football 2022, quitte à user de moyens illégaux comme la corruption ou à bafouer les droits de l’Homme pour construire rapidement les stades. S’il a longtemps été question, en raison des nombreuses polémiques, d’attribuer l’organisation du Mondial 2022 à un autre pays, il n’en est finalement rien. Espérons seulement que le contexte particulier de la mise en place de cette coupe du monde n’entachera en rien la qualité du football attendu et la joie de ce qui doit être une fête.

Martin Vasseur

Crédit social chinois : garant de l’ordre public ou de la soumission politique ?

Depuis maintenant quelques années, les caméras de vidéosurveillance envahissent les villes chinoises. Ces outils, dotés d’une reconnaissance faciale ultra-développée, permettent aux autorités de mieux repérer les éventuelles infractions des citoyens sur la voie publique et de poursuivre les malfaiteurs en fuite. La mise en place de ces caméras s’insère dans le projet de « crédit social » du gouvernement chinois, visant à élaborer un système national de réputation des citoyens. Chacun reçoit une note, échelonnée entre 350 et 950 points, dite « crédit social », fondée sur les données dont dispose le gouvernement à propos de leur comportement en société. Ainsi, les individus repérés par les caméras en train d’enfreindre la loi obtiennent une mauvaise note et subissent des pénalités, tandis qu’à l’inverse, les citoyens à l’origine de bonnes actions bénéficient d’avantages sociaux et fiscaux. Si un tel système se révèle très efficace pour maintenir l’ordre public en surveillant au mieux les actions des citoyens, les défenseurs des libertés individuelles s’alarment d’un système de « contrôle social ». N’y aurait-il, pour autant, rien à garder d’un tel projet pour un pays comme la France ?


Le cas chinois

À l’origine, l’idée d’un « crédit social » vient répondre à la demande d’entreprises américaines souhaitant mieux connaître les entreprises chinoises avec lesquelles elles s’apprêtent à faire des affaires. Cet outil, proposé dans les années 2000 par l’ingénieur en chef Lin Junyue, a pris une dimension plus vaste lorsque son théoricien a décidé qu’il évaluerait la solvabilité de toutes les entreprises chinoises. Ainsi, les investisseurs étrangers pourront avoir connaissance de la fiabilité des entreprises chinoises et y investir sans crainte. Le système de crédit social est donc présenté comme une solution à un problème de manque de confiance possible sur le marché chinois. En même temps a été décidé que tous les citoyens feraient l’objet d’une évaluation. Selon Lin Junye, le but de ce système, qui répond à une volonté d' »atteindre le même niveau de civilité que les pays développés » est « la reconstruction de la morale ».

Actuellement réparties dans une quarantaine de villes chinoises, les caméras, dont la résolution atteint les 400 millions de pixels (quatre fois plus que l’oeil humain), ont été créées par des chercheurs chinois et baptisées « super caméras » en raison de leur capacité exceptionnelle à distinguer et identifier des visages humains. Environ 349 millions de caméras surveillent en ce moment chaque recoin de la Chine, selon un rapport d’IHS Markit Technology, une entreprise américaine d’information économique. L’objectif fixé par le gouvernement chinois est d’installer 400 millions de caméras partout sur le territoire d’ici fin 2020.

Grâce au crédit social, chaque citoyen est sujet à une note, qu’il peut se procurer et partager avec ses proches ou sur les réseaux sociaux. Afin de garantir la fiabilité de chaque individu, toutes ses activités publiques sont surveillées, notamment en ligne. Sur Internet, critiquer ouvertement le gouvernement ou montrer des signes extérieurs de richesse sur les réseaux sociaux sont passibles de sanctions. À l’inverse, les citoyens disant du bien du parti sont ici récompensés.

Dans la ville, une multitude de caméras filment et enregistrent à toute heure de la journée et de la nuit les agissements des citadins. Par exemple, grâce au système de reconnaissance faciale, le visage et l’identité des piétons traversant hors des passages cloutés sont affichés publiquement sur un écran géant jusqu’au paiement de leur amende. Ici, la punition est triple pour les personnes en infraction : à la sanction économique que l’on connaît en occident (l’amende), s’ajoutent le retrait de points sur sa note et l’humiliation d’être étiqueté comme un délinquant. De même, répandre des supposées « fake news », ne pas valider son titre de transport ou fumer dans les trains font l’objet de sanctions.

Les citoyens avec une trop mauvaise note peuvent, par exemple, être privés d’utilisation de transports en commun (avions, trains) ; plus encore, il sont systématiquement refusés dans les restaurants, les cafés et les boîtes de nuit. Leur famille peut aussi en subir les conséquences, comme la possible interdiction de scolarisation des enfants dans des écoles privées. Les noms, visages et adresses de pas moins de 23 millions de Chinois particulièrement désobéissants sont ainsi inscrits sur les listes noires du gouvernement.
Les citoyens modèles bénéficient, eux, de réductions sur les billets de transports, sur les places de cinéma et de musée, à la bibliothèque… De quoi entraîner, selon les autorités, une émulation positive dans la société, qui doit tendre vers un idéal d’ordre et de respect d’autrui.

La plupart des Chinois se déclareraient satisfaits de ce système. Dans un pays où le strict respect des lois et des autorités fait partie intégrante de la culture et de l’éducation, il apparaîtrait légitime pour les citoyens d’encourager les bonnes actions et de punir les mauvaises au nom de la justice. De plus, beaucoup de Chinois auraient constaté que la société est devenue meilleure depuis la mise en place du crédit social : les rues sont plus propres, les gens plus civilisés… Néanmoins, dans le cadre d’une société constamment contrôlée, pouvons-nous être absolument certains de la sincérité de leurs réponses ?

Les dangers du crédit social

Les systèmes de reconnaissance faciale et de notation des citoyens sont actuellement vivement critiqués par les Occidentaux. La première crainte concerne la possible stigmatisation des  » mauvais citoyens » par le reste de la société pour des méfaits mineurs. Les sanctions infligées évoquées plus haut peuvent d’ailleurs, au lieu d’encourager l’individu à changer son comportement en vue de sa réinsertion, le décourager et même cultiver en lui une haine du système en place. De plus, cette surveillance généralisée paraît disproportionnée par rapport aux objectifs fixés.

L’interdiction de fréquenter de nombreux espaces publics et d’emprunter des transports en commun contribue en outre à marginaliser l’individu et pourrait, à terme, grandement affecter l’insertion sociale de certains Chinois. Par exemple, un message préenregistré avertit les Chinois qui tenteraient de joindre des individus placés sur liste noire. De même, de tels individus deviendraient les cibles privilégiées de l’appareil policier qui, préventivement, les contrôlerait davantage.

Les défenseurs des libertés individuelles s’indignent de l’implication étouffante des autorités dans la vie privée des individus et des restrictions accablantes qui menacent chacun. Leurs moindres faits et gestes sont scrupuleusement observés, enregistrés et matière à jugement moral. Si acheter des cigarettes ou de l’alcool au supermarché ou même avoir un chien peut paraître anodin en France, de telles actions sont pourtant sanctionnées par le gouvernement chinois, les considérant comme néfastes pour ses citoyens même s’il ne les a pas interdites. Ces derniers perdent alors grandement en autonomie puisque toutes leurs actions sont dirigées, voire dictées par une autorité supérieure, un système à la fois protecteur et répressif, rassurant et sévère, prenant le contrôle de ses citoyens à la manière de Big Brother dans le roman de fiction 1984 de George Orwell.

Réprimer des comportements jugés peu civiques mais aussi l’expression des opinions constitue naturellement une atteinte grave à la démocratie. C’est ce que dénonce le journaliste chinois Yourou, placé sur liste noire et privé de voyage après qu’il a enquêté d’un peu trop près sur les affaires de possible corruption de hauts responsables du parti. La liberté d’opinion est bafouée puisqu’aucune critique envers les hauts dirigeants n’est tolérée par le gouvernement. Autre exemple : celui du maître chinois de MMA Xu Xiaodong qui, en prônant la supériorité d’un sport de combat occidental vis-à-vis des arts martiaux traditionnels chinois (qu’il qualifie de « faux kung-fu »), s’est attiré les foudres du parti, ce dernier lui ayant infligé la sévère note de D (équivalent à être placé sur liste noire). Loin de seulement veiller au respect de la loi, le système de crédit social chinois semble donc dicter ce que les citoyens doivent faire et penser au quotidien.

Un pareil système est-il envisageable en France ?

Selon le chercheur spécialisé dans l’intelligence artificielle et président du comité d’éthique du CNRS Jean-Gabriel Ganascia, le système de notation des citoyens chinois, réducteur et permanent, existerait déjà en France. Comme en Chine, les citoyens sont notés sur Internet : Ganascia cite ainsi l’exemple des vendeurs sur Ebay dont la qualité de leurs produits et de leur livraison sont notés par les clients. Ce système de notation se retrouve aussi dans les institutions financières, comme lorsque les assurances ou les banques « notent » leurs clients selon certains critères pour s’assurer de leur fiabilité. De même, les grandes entreprises françaises peuvent disposer librement des informations que nous leur donnons, comme les photos de nous que nous partageons sur les réseaux sociaux.

Le système de reconnaissance faciale est, lui aussi, déjà présent en France. Par exemple, il permet d’authentifier efficacement les voyageurs dans les aéroports. Néanmoins, il pourrait, en parallèle, permettre l’identification de n’importe qui dans la rue, ce qui constituerait une atteinte à la vie privée. C’est déjà le cas à Nice, où des caméras à reconnaissance faciale participent à la sécurité de la ville. Ces nouvelles technologies appellent à de nouvelles loi, qui devront encadrer leur utilisation et protéger l’intimité des individus, sans pour autant compromettre leur sécurité.


Aussi louables peuvent être certains objectifs, à savoir l’efficacité économique et surtout le maintien de l’ordre public, les méthodes déployées pour y parvenir demeurent une question sensible. Le système de crédit social, en plus de porter atteinte à la vie privée des citoyens en les épiant constamment via des caméras à reconnaissance faciale, peut engendrer des effets pervers, comme en témoignent les sanctions abusives restreignant les libertés fondamentales ou confortant le pouvoir en place, voire la stigmatisation des « mauvais citoyens ». Dans un pays démocratique comme la France s’évertuant à garantir les libertés individuelles de ses citoyens, il semble aujourd’hui inconcevable que le gouvernement applique un système de crédit social aussi stricte qu’en Chine.

Le Brexit

23 juin 2016 : Les britanniques sont appelés aux urnes pour répondre à une question cruciale concernant l’avenir de leur pays. Les résultats du scrutin ont alors donner une majorité aux partisans du brexit. Pour la première fois dans l’histoire de l’Union Européenne, un pays membre quitte la communauté.

Alors que pour certains le Royaume Uni part à la dérive depuis que celui-ci a décidé de quitter l’UE. Pour d’autres le départ du Royaume Uni acte la victoire du peuple britannique sur les institutions européennes antidémocratique, recouvrant ainsi sa souveraineté.

Dans cet article, nous nous pencherons sur la question du vote britannique lors du référendum du Brexit et plus précisément sur les « profils » d’électeurs favorable et défavorable au Brexit. Par la suite, nous aborderons la question des conséquences présentes et éventuelles de ce Brexit pour le Royaume Uni mais aussi pour l’UE. En effet, si les défenseurs de l’Union Européenne estiment que le Brexit est une erreur aux conséquences lourdes pour le pays, d’autres ne voient pas ce fait d’un si mauvais œil et pensent que le Brexit est une occasion pour les britanniques de recouvrer une souveraineté populaire qu’ils auraient perdu.

Milieu socio-politique et orientation du vote : corrélation pertinente ou stéréotype réducteur ? ** Le 23 Juin 2016, la victoire du Brexit a révélé une certaine fracture au sein de la société britannique. Cette fracture est principalement de nature sociale, économique et identitaire. A première vue les britanniques qui ont voté pour le Remain sont ceux que l’on désigne comme les « gagnants » de la mondialisation (l’équivalent des CSP+ selon la catégorisation française). Ils incarnent ceux qui vivent souvent en métropole, voire dans l’hypercentre de celles-ci. A l’inverse, ceux qui ont voté en faveur de la sortie du Royaume-Uni de l’UE (Leave) sont considérés comme les « perdants » de la mondialisation. Ce sont les milieux moyens et populaires dont le déclassement au sein de la mondialisation est de plus en plus admis, ces populations vivent dans les milieux ruraux et anciens centres industriels victimes de nombreuses délocalisations. Néanmoins cette fracture qui s’apparente à celle présente lors de l’élection américaine de 2016 peut être jugée trop schématique


https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/3/3f/United_States_presidential_election_results_by_county%2C_2016.svg/521px-United_States_presidential_election_results_by_county%2C_2016.svg.png

Le référendum du Brexit dépasse le clivage électoral classique au Royaume-Uni et les dissensions au sein même des grands partis (travaillistes et conservateurs) en témoignent. Les catégories de population qui ont massivement voté en faveur d’un départ du Royaume Uni sont les retraités modestes et les victimes des nombreuses politiques d’austérité que subit le Royaume-Uni depuis plusieurs années. Ce vote est sans doute l’expression de ce sentiment déclassement et appauvrissement que subissent ces populations. Néanmoins le référendum du Brexit révèle également une fracture identitaire au-delà de la fracture sociale et économique. Cette fracture identitaire renvoie au traditionnel euroscepticisme britannique mais aussi à la montée des mouvements populistes. En effet, certaines régions relativement pauvres ont largement voté en faveur du Remain et d’autres relativement bien insérées dans la mondialisation en faveurs du Leave ; ceci s’explique par l’évolution de la population dans ces régions. Certaines régions paupérisées, où les minorités ethniques sont plus nombreuses en comparaison à la moyenne nationale, ont largement voté en faveur d’un maintien du Royaume-Uni dans l’Union Européenne (ex centre est de Londres). A l’inverse dans certaines régions relativement insérées (ex Boston) le Leave est arrivé largement en tête ceci s’explique par sensibilités de ces populations au discours populistes face au chamboulement démographique puis communautaire de leur région.

Un diagnostic établi par les remainer prévoyant des effets indésirables :

Après d’interminables discussions entre Londres et Bruxelles pour trouver un accord de sortie, le Royaume-Uni quitte l’UE en ce début d’année 2020 avec l’espoir de trouver un accord d’ici 2021. En effet, le Royaume-Uni est pour le moment en période de transition (notamment sur le plan économique/commerciale) et reste à ce titre soumis à de nombreuses règles de l’UE même s’il ne fait plus partis de ses institutions. Face à cette incertitude, nombreuses sont les personnalités politiques, instituions ou organismes mettant en garde contre un no deal dont les conséquences seraient dévastatrices. Cependant un bilan économique du Brexit ne peut être traité pour le moment car le recul est insuffisant et celui-ci dépendra notamment de si un accord notamment commercial est conclu. (D’autant plus que certains secteurs par exemple le Luxe français, ont bénéficié en Europe en 2019 de cette incertitude dû à un éventuel no deal ce qui a grossi les stocks, situation dû a un contexte particulier qui évoluera. Cependant un point est à souligner, beaucoup d’acteurs économiques supportent mal l’incertitude.). C’est peut-être cette incertitude sur le no deal qui impactera l’économie britannique même si la crise économique qu’a enclenché la pandémie rebat certainement les cartes. D’autant plus que cette période de transition ne prendra fin en décembre 2020 que théoriquement. Or l’histoire du Brexit montre que les délais sont rarement tenus et que certains points de désaccords profonds tel que les zones de pêche s’avèrent extrêmement complexe, ceci amplifie d’autant plus l’incertitude qui reste cependant moindre qu’auparavant. La période de transition d’autant plus marqué par la crise sanitaire et économique du covid-19 laisse aux entreprises un temps d’adaptation très court. L’un des autres sujets d’inquiétude pour Bruxelles est l’évolution de la réglementation financière et fiscal du Royaume- Uni qui pourrait perturber la zone euro. L’UE se réserve ainsi le droit après la sortie complète du R-U de l’UE, d’autoriser les institutions financières britanniques à agir sur la zone euro. Le Royaume Uni pourrait notamment pratiquait un dumping fiscal et social et valoriser l’entreprenariat en le déchargeant d’importantes contraintes, tout ceci pourrait grandement déranger ses voisins européens. Divers études ont alors été menés par exemple par Bloomberg (https://www.bloomberg.com/news/articles/2020-01-10/-170-billion-and-counting-the-cost-ofbrexit-for-the-u-k ) pour étudier tout d’abord le coût du Brexit pour le Royaume Uni puis les conséquence de celui-ci. D’après Bloomberg le Brexit a couté 130 milliards à l’économie britannique sur la période 2017-2018 et ceci ne cesserait d’augmenter dans le futur. Bloomberg dresse alors un bilan très négatif de la situation économique du Royaume-Uni suite au vote du Brexit qui serait responsable de la baisse de la croissance britannique. Ainsi, Bloomberg énonce «But they have been diverging since the vote to leave the EU, with the British economy now 3% smaller than it could have been had the relationship been maintained. ».


https://www.washingtontimes.com/news/2019/mar/24/theresa-may-pressed-resign-save-brexit/

Le gouvernement britannique se montrait alors bien plus positif. Face à ces incertitudes, beaucoup d’investissements, de fusions-acquisitions… ont été suspendu car cette sortie n’est qu’une période de transition et les relations futures entre l’UE et le Royaume-Uni sont encore à définir. La situation en ce début du mois de juillet 2020 est bien différente des perspectives début 2020, le Royaume-Uni est très fortement touché par la pandémie que ce soit sur le plan sanitaire (plus de 42 000 morts) ou économique (chute du PIB de plus de 11% sur l’année 2020 d’après l’OCDE).

(Le Royaume-Uni doit ainsi redresser son économie et pour atteindre le niveau d’avant crise une route relativement longue est envisageable. Cette faiblesse économique du Royaume-Uni pourrait augmenter l’incertitude sur sa capacité à se relever économiquement en cas de no deal. )

Des conséquences néfastes à relativiser :

Néanmoins ce qui est certains c’est qu’à présent le Royaume-Uni est bien plus libre juridiquement. Cette liberté Boris Johnson comptait dessus pour lancer un programme d’investissement notamment en infrastructure afin d’intégrer les espaces délaissés par la mondialisation ou encore pour moderniser et revoir les dépenses de la NHS ou bien réformer l’administration en favorisant le principe de subsidiarité. La crise actuelle facilitera peut-être certaines réformes législatives mais d’autres (investissements) seront peut-être plus difficile à mettre en place notamment pour des questions de financements. En effet, le confinement coûte et coutera chère à l’économie et l’état britannique, ainsi mener de grands investissements notamment en infrastructures alors que les caisses de l’état seront bien amaigries par le plan de relance que nécessite le déconfinement, s’avère délicat d’autant plus que jusqu’à présent les investissements étrangers dans les infrastructures britannique étaient très importants. Ainsi, le Royaume-Uni a accueilli plus de 23 milliards d’euros d’investissements chinois sur la période 2000- 2016 ce qui en fait le premier bénéficiaire de l’UE.


https://www.lepoint.fr/monde/royaume-uni-de-juteux-contrats-attendus-au-deuxieme-jour-de-la-visite-de-xi-jinping-21-10-2015-1975430_24.php

La Chine a en effet beaucoup investi dans les infrastructures britanniques ces 20 dernières années finançant par exemple des projets de centrales nucléaire, la CIC (China Investment Corporation) détient 10% de l’aéroport d’Heathrow et 9% du réseau de distribution d’eau de Londres… C’est par exemple aujourd’hui Huawei qui fournit en équipement la British Telecom & Vodafone UK. Lors du référendum Pékin défend publiquement le Remain, laissant ouvertement paraître sa stratégie, ces investissements permettent en effet à la Chine d’accéder à tout le reste de l’UE, le Royaume Uni est alors la tête de pont vers l’UE et sa place financière mondiale (la City) joue un rôle également stratégique. La sortie de l’UE met sûrement à mal cette stratégie, il est alors possible que Pékin réduise ses investissements au Royaume Uni à moyen terme si telle était la stratégie adoptée. Le Royaume Uni devrait alors trouver quelques nouveaux investisseurs pour financer ses investissements en infrastructure d’autant plus que les caisses de l’état seront quasiment vides.

Le Brexit aura également des conséquences pour l’UE qui perd 15% de son PIB et 13% de sa population. L’Europe pèsera moins sur le plan démographique et économique, son influence dans les relations internationales et son pouvoir de négociations sera donc très probablement amoindrie. D’autant plus qu’avec le Brexit, l’UE perd l’une de ses principales puissances militaires et la France se retrouve désormais seule détentrice de la puissance nucléaire au sein l’UE. Le budget de l’UE (déjà très faible) sera lui aussi impactait puisque le Royaume Uni représentait plus de 12 % du budget d’autant plus qu’au même titre que la France et l’Allemagne, le R-U faisait partie des plus grands contributeurs net. Ceci semble embêtait Bruxelles au vu de la facture que l’UE demande au Royaume Uni pour le Brexit. Le Royaume Uni est également un grand importateur de l’UE qui aurait donc intérêt à trouver un accord. Cependant pour certains Bruxelles fait et fera tout son possible pour que le Royaume-Uni ne se présente pas d’ici quelques années sous une croissante radieuse aux yeux des pays d’Europe en difficultés. Que dirai l’Italie si elle voyait son voisin britannique s’enrichir après son départ de l’UE ?


https://www.express.co.uk/news/politics/1313788/italexit-italy-eu-exit-brexit-Nigel-Farage-Gianluigi-Paragone-Latest-update

Bien sûr le redressement du Royaume-Uni n’est qu’une hypothèse, mais si elle se produisait…la réaction des pays tels que l’Italie pourrait provoquait l’éclatement de l’UE. L’on peut se demander par quel moyen le Royaume-Uni pourrait prospérer après son départ de l’UE même si cet exercice est hasardeux. L’on peut par exemple penser à un rapprochement avec les Etats-Unis. En effet le Royaume-Uni pourrait se rapprocher de son allié traditionnel mais ceci surtout dans un contexte où Trump joue la division en proposant à Guiseppe Compte de l’aider à payer la dette de l’Italie si elle quitte l’euro et l’UE ou à macron des accords commerciaux des plus intéressants pour la France si elle quitte l’euro et l’UE. Or ce rapprochement serait bien plus difficile avec un président américain bien moins hostile à l’égard de l’UE.


 https://www.france24.com/fr/20180629-trump-propose-macron-quitter-union-europeenne-accords-commerciaux.

Une sortie aisée puis accompagnée d’un redressement de l’économie britannique ouvrirait la porte à la sortie d’autres pays de l’UE (c’est pourquoi l’UE fait son possible pour démontrer qu’il est très difficile de sortir de l’UE et fera peut-être son possible pour montrer les conséquences néfastes d’une sortie). Attali explique lui-même en tant que rédacteur des premières versions du traité de Maastricht l’esprit du traité sur ce point dont chacun juge ce qu’il en pense malgré un discours sans équivoque. (je vous conseil d’ailleurs de visualiser la vidéo de son discours https://www.dailymotion.com/video/xp2073 , voici l’extrait en question https://www.youtube.com/watch?v=ZWBreXNezgk 

– FIN –

29 Juin 2020

Charles Roussel

Pour aller plus loin, voici quelques sources utilisées, notamment des cartes pour analyser les résultat du scrutin :

https://journals.openedition.org/espacepolitique/4555 (notamment cartes 1 et 3)

https://www.ons.gov.uk/methodology/geography/geographicalproducts/areaclassifications/2011areaclassifications/maps (notamment cartes 1-6-8)