La discrimination positive réduit-elle correctement les inégalités ?

Après la mort de George Floyd, un homme noir tué par deux policiers blancs lors de son interpellation le 25 mai 2020, l’ampleur du mouvement antiraciste Black Lives Matter a en grande partie convaincu la Banque d’Amérique d’investir un milliard de dollars pour « combattre les inégalités économiques et raciales ».  Cet événement ranime le débat qui fracture les Etats-Unis depuis plusieurs années : celui de la discrimination positive. Cette politique très controversée consiste à favoriser certains groupes de personnes jugées victimes de discriminations systématiques, en vue de rétablir l’égalité des chances. La discrimination positive entend surtout lutter contre les inégalités raciales, fortement ancrées dans la société américaine depuis des siècles. Si son application permettrait d’améliorer les perspectives socio-professionnelles des minorités, elle créerait cependant des contradictions devant la loi, de même qu’un sentiment d’injustice chez les groupes n’en profitant pas. Dès lors, nous pouvons questionner la légitimité de la discrimination positive aux Etats-Unis.

Tout d’abord, l’égalité des droits reste souvent théorique et recouvre des inégalités dans les faits. Certes, la discrimination basée sur la race, la couleur de peau, le sexe, la religion, les origines, la grossesse ou encore l’orientation sexuelle est légalement interdite aux Etats-Unis. Néanmoins, les comportements discriminatoires ont loin d’avoir disparu dans la pratique. Les inégalités économiques, culturelles et sociales pénalisent ainsi des groupes bien identifiés, tout en revêtant un caractère durable et systémique.

Aux Etats-Unis, les populations noires font partie des plus touchées par les inégalités : elles seraient en effet victimes de discriminations à cause du racisme parfois inconscient qui habite certaines instances et personnes américaines. Les noirs sont victimes de discrimination lorsqu’ils sont intentionnellement – ou non – traités différemment des autres : par exemple, si les lois anti-ségrégation interdisent de leur fermer l’accès à certains commerces, ils peuvent être en pratique traités moins bien que les autres clients. Différentes méthodes, comme le « testing », mettent en évidence le fait que certaines inégalités sont dues à des jugements négatifs, c’est-à-dire à du racisme, contre lesquels la lutte s’avère longue et ardue. Le testing est une expérimentation sociale qui permet de déceler de potentiels comportements discriminatoires. Cette méthode consiste à comparer l’attitude d’un individu à l’égard de deux types de personnes de même profil, mais avec une variable précise différente (la race, si l’on veut étudier les discriminations fondées sur elle). Le testing a notamment permis déceler les discriminations à l’embauche.

Ce racisme ancré dans la société américaine trouverait son origine dans la pratique de l’esclavage jusqu’à la seconde moitié du XIXème siècle (banni depuis par le 18e amendement), un système dans lequel le blanc dominait et exploitait le noir, qu’il considérait comme inférieur et parfois plus proche de l’animal que de l’homme. Plus tard, le principe égalitaire de la république américaine n’a pas fait disparaître la notion de race aux Etats-Unis, au sein d’une structure très hiérarchisée : ce critère définissait le degré de respect mérité. C’est pourquoi certains noirs tentaient de se faire passer pour des blancs (phénomène de « passing ») pour jouir de leurs privilèges.

De nos jours, la discrimination positive est censée compenser les préjudices subis par le passé et de restaurer un statu-quo entre les races, en redistribuant les ressources, en fonction de ce que les individus auraient pu acquérir sans ces entraves. Il pourrait donc sembler logique que les noirs reçoivent des aides de l’Etat proportionnelles à leurs désavantages et, d’une certaine manière, à l’ampleur de leurs souffrances pendant les années d’esclavage. Les blancs seraient les débiteurs et les noirs, les créditeurs, en quelque sorte.

En parallèle, d’après la théorie utilitariste développée par les philosophes et économistes britanniques du 19e siècle Bentham et Stuart Mill, le rôle principal de l’Etat consiste à maximiser le bien-être de ses citoyens tout en diminuant leur souffrance le plus possible. Pour les utilitaristes également, tous les individus sont égaux. En ce sens, réduire les inégalités peut contribuer à maximiser l’utilité, en permettant à tout le monde de vivre décemment et de pouvoir évoluer dans la société sans rencontrer d’obstacles dont ils ne sont pas responsables. Par exemple, il serait plus utile de donner 1 000 euros à un ménage modeste, qui pourrait les dépenser pour se procurer des biens dont il a vraiment besoin (comme des biens de première nécessité), qu’à une famille déjà fortunée. De plus, les inégalités sont souvent perçues comme néfastes pour la société, car elles génèrent du mécontentement, de la défiance et de la jalousie chez les classes populaires vis-à-vis des élites. Réduire les inégalités raciales atténuerait donc cette colère et stabiliserait la situation sociale du pays.

La lutte contre les inégalités est ainsi une préoccupation centrale aux Etats-Unis, de même que dans la plupart des pays développées occidentaux. En ce sens, la distribution des différentes ressources (matérielles, culturelles, symboliques, institutionnelles…) est régulée par l’Etat, la seule instance légitimement habilitée à intervenir pour lutter contre les discriminations. Par exemple, dans le domaine de l’emploi, la discrimination positive devrait permettre de faire respecter « le principe de la juste égalité des chances » selon lequel les individus avec les mêmes talents et aptitudes devraient tous avoir accès aux mêmes récompenses professionnelles. L’Etat s’assure qu’aucune catégorie de la population ne soit discriminée à cause de ses caractères innés et inaliénables : sans ce principe, les choix des employeurs affecteraient négativement les minorités en interagissant moins avec elles, ce qui les ferait moins travailler et les priverait d’opportunités pour le reste de leur vie.

La discrimination positive, c’est-à-dire l’octroi de places et droits spécifiques, permet donc de remédier à ces inégalités de fait, que les lois contre la ségrégation se sont révélées impuissantes à faire reculer suffisamment. Elle permet également de remettre en cause certaines représentations, en promouvant des élites issues des minorités. Avec la mise en place de quotas dans les universités, les minorités ont la chance de pouvoir étudier, cela contribuant à réduire les inégalités. Si davantage de noirs occupent des postes élevés, comme docteur ou avocat, cela peut modifier les représentations et la conscience raciale américaine, facilitant l’accès des noirs à des emplois et des fonctions politiques. Ce changement dans les mentalités pourrait à terme faire disparaître les préjugés et la nécessité des mesures de discrimination positive, une fois atteints les objectifs qu’elle poursuivait : l’égalité réelle des chances.

Néanmoins, la discrimination positive reste largement contestée, soit par question de principe, soit à cause des effets pervers que sa mise en place peut engendrer et qui ont parfois suscité de fortes oppositions. Par referendum, les habitants de Californie ont par exemple voté à 57% en 2020 contre le retour de la discrimination positive dans leur Etat – plus précisément contre la proposition de revenir sur l’interdiction d’une discrimination positive basée sur la race, qui avait été établie en 1996 (une telle interdiction existant dans 9 autres Etats). Ce scrutin illustre bien le rejet d’une bonne partie des Américains de ce genre de politique ; mais quelles en sont les raisons ?

De nombreuses inégalités imputées à certaines apparences, comme l’origine, la couleur de peau ou la religion, peuvent en réalité s’expliquer par d’autres facteurs. En ce cas, les injustices peuvent être partialement corrigées par la discrimination positive, mais cela en créera d’autres. Ainsi, les blancs « pauvres » se sentent désavantagés par rapport aux noirs, alors que les difficultés des populations noires sont en grande partie dus à leur statut social et leur lieu d’habitation, au même titre que ces blancs. Des individus aux positions économiques et sociales similaires au sein de la société ne bénéficient donc pas tous d’une aide systématique de la part de l’Etat, selon qu’ils soient noirs ou blancs, ce qui crée des inégalités raciales inversées. 

Les préjugés et des différences de perception en fonction de l’origine ethnique devraient sans doute être identifiés précisément et combattus en tant que tels, dans le souci de garantir une égalité de traitement à tous. Cependant, répartir des places pour les emplois selon le critère d’origine ethnique renforce en réalité les divisions entre les races, au lieu d’effacer cette grille de lecture et d’arriver à une société égalitaire. L’objectif serait d’arriver à terme à une « société déracisée » dans laquelle la race ne jouerait plus aucun rôle dans l’allocation des ressources et des récompenses.

Comment déterminer qui a le droit de bénéficier de la discrimination positive et dans quelle mesure ? Certains individus, exclus de ces aides, revendiquent leur appartenance à une minorité qui aurait été discriminée par le passé, comme les asiatiques ou les Juifs. Au contraire, les individus aujourd’hui éligibles à ces aides ne sont pas toujours des victimes. De plus, toutes les anciennes victimes n’ont pas souffert à un degré similaire.

Certaines minorités réussissent mieux que d’autres. Ainsi, aux Etats-Unis, le revenu médian des asiatiques est devenu supérieur à celui des blancs ; le revenu des femmes asiatiques s’avère même plus élevé que celui des hommes blancs. Ce constat met à mal l’idée de « privilège blanc » et indique que l’origine ou la race ne constituent pas nécessairement les principales causes des inégalités. Elles pourraient aussi être expliquées culturellement : beaucoup d’asiatiques réussissent professionnellement car leur famille les aurait éduqués en leur transmettant les valeurs du travail et de la discipline nécessaires pour s’assimiler, faire de longues études et décrocher des diplômes. Les cas de mères célibataires sont beaucoup plus fréquents chez les Noirs, par exemple, ce qui ne facilite pas la réussite scolaire des enfants.

Faut-il dès lors pénaliser les asiatiques pour leur réussite ? Une partie de leur communauté implantée aux Etats-Unis s’indigne et s’élève contre l’injustice, selon eux, des règles de discrimination positive. En conséquence, les procès se multiplient contre les universités qui la pratiquent, et certains représentants de la communauté asiatique viennent de saisir la Cour suprême pour qu’elle examine ce type de dispositions au regard du 14ème amendement de la Constitution qui garantit l’égalité des citoyens devant la loi.  

La discrimination positive peut parfois être justifiée en théorie ; mais pour autant, est-elle aussi justifiée en pratique, lorsqu’elle génère des effets pervers, comme dans le cas des rentes de situation ? De même, est-ce moralement louable de porter atteinte à l’efficacité et au mérite ? Les professions nécessitent des aptitudes et des qualifications propres pour être correctement exercées. Dès lors, il semble très dangereux d’instaurer des quotas et de décerner des diplômes de chirurgien ou juge, des métiers impliquant de grandes responsabilités, sur la base essentielle des attributs physiques des individus. Instaurer des quotas raciaux dans les universités, les entreprises et l’administration fera également diminuer le niveau de qualification général des individus, puisque la compétence ne demeurera plus le premier critère de sélection. A terme, cela pourrait avoir un impact négatif sur l’état du pays et de l’économie, qui deviendraient moins efficace et productif. Ce système ne semble pas non plus très juste pour les individus jugés « privilégiés » mais qui ne se font pas recruter au profit de personnes issues de minorités et, dans certains cas, moins qualifiées.

La discrimination positive pose également un problème d’un point de vue moral. Sa mise en place implique en effet d’avoir une vision binaire, voire manichéenne de la société américaine. D’un côté, il y aurait les minorités opprimées, comme les noirs, victimes de leur passé et qu’il faut absolument aider et protéger, tandis que de l’autre, se trouveraient les populations blanches, majoritaires, coupables et qu’il faudrait presque punir en conséquence (on en arrive à des séances d’auto-critique). La dimension morale indissociable de la politique de discrimination positive tente de distinguer ce qui est bien de ce qui est mal, or ces concepts sont souvent subjectifs. De plus, les groupes raciaux ne forment pas des unités sujettes à des jugements moraux et à des responsabilités. Pourquoi un individu devrait-il payer aujourd’hui le tribut lié aux méfaits que l’on impute à son ancêtre ?

Il conviendrait donc peut-être de s’attaquer plutôt aux causes réelles de ces inégalités, comme l’état déplorable du système éducatif et les grandes disparités selon les quartiers et les territoires aux Etats-Unis, ou l’insuffisance des politiques familiales. Plutôt que d’attendre que les inégalités se reproduisent et de prendre des mesures compensatoires en conséquence, il pourrait être judicieux d’agir en amont afin de les prévenir. En France par exemple, les ZEP (Zones d’Education Prioritaire) sont des territoires économiquement et socialement défavorisés dans lesquels l’Etat investit afin de lutter contre l’échec scolaire. A cet égard, se focaliser sur la couleur de la peau pourrait apparaître comme une solution simpliste et inadaptée. Introduire des quotas de noirs pour compenser leur faible nombre rétablirait une égalité apparente dans certains secteurs, comme dans les universités, les médias ou la politique, sans remédier pour autant aux difficultés de la majorité des noirs. De fait, la discrimination positive est pratiquée depuis une cinquantaine d’années et n’a abouti malheureusement qu’à des résultats limités.

La discrimination positive doit profiter aux populations jugées « défavorisées » par leur héritage historique et culturel et par la perception négative à leur égard chez les Américains « favorisés ». Si cet objectif peut paraître justifié, il n’en reste pas moins qu’en voulant supprimer des inégalités, la discrimination positive risque d’en créer de nouvelles. Il convient donc de l’appliquer avec circonspection, dans des cas où l’identité constitue en elle-même un facteur d’injustice évident, et de privilégier d’autres méthodes, comme la détection et la répression des pratiques discriminatoires ou encore la mise en place de CV anonymisés basés sur des critères de sélection les plus objectifs possibles, afin de ne pas induire de biais raciaux dans les choix des recruteurs, par exemple.

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