Devrions-nous juger les espèces sur leurs origines ?

Aujourd’hui, l’introduction d’espèces animales et végétales dans de nouveaux milieux soulève de nombreux débats. Si cette question peut sembler au premier abord purement scientifique, biologistes et écologistes sont pourtant loin d’être les seuls acteurs à s’y intéresser. De nombreux avis, analyses et témoignages contemporains nous éclairent en effet sur les différents enjeux de la question et sur le lien existant entre les décisions scientifiques et la société. Les origines des espèces ainsi que le potentiel effet négatif de l’introduction de l’une d’elles sur un territoire nouveau rappellent inévitablement des thématiques sociétales, plus ou moins anciennes, liées aux flux de populations, comme la colonisation ou, aujourd’hui, l’immigration. L’idéologie voire la politique s’immiscent donc dans la sphère scientifique et embrasent les passions.  D’un côté, les défenseurs du « laissez-faire » de la nature soutiennent le déplacement et mélange des espèces comme le fonctionnement naturel des écosystèmes, l’introduction de nouvelles espèces, souvent opérée sans action humaine, n’entraînant que rarement la disparition d’une autre. De l’autre, certains biologistes et écologistes dénoncent les dégâts provoqués par les espèces non-indigènes sur leurs nouveaux écosystèmes, entraînant parfois un appauvrissement de la biodiversité. Dès lors, les origines des espèces jouent-elles un rôle prépondérant sur leur habitat ? Est-ce un critère pertinent pour établir une distinction entre elles ? J’exposerai dans cet article les différents arguments utilisés par les deux camps, tant pour supporter leur point de vue que pour décrédibiliser leurs adversaires, notamment en remettant en cause leur expertise ou en les affublant de l’étiquette d’idéologues partisans. 

Les débats autour de la question de l’introduction d’espèces étrangères se portent notamment sur les conséquences quantitatives de cette action sur les écosystèmes. En effet, de nombreuses études menées n’aboutissent pas aux mêmes résultats – les auteurs étayant sans doute leurs opinions par les données qui leur conviennent le mieux – ce qui fait régner un climat d’incertitude sur la question. Dans son article « Don’t judge species on their origins » publié en 2011 dans la revue Nature, le collectif Davis et al. avance ainsi que, même si l’introduction de nouvelles espèces par les hommes a pu entraîner parfois des extinctions et des problèmes écologiques et sanitaires divers – comme le paludisme aviaire à Hawaï après l’introduction d’oiseaux européens sur l’île par des colons au début du XXe siècle – « de nombreuses affirmations alimentant la perception des gens selon lesquelles les espèces introduites constituent une menace apocalyptique pour la biodiversité ne sont pas étayées par des données ». Sur cette base, les auteurs contredisent les résultats de l’enquête de 1998 concluant que les espèces invasives constituent la 2e plus forte menace pour les espèces natives (derrière la destruction de leur habitat) et appuient leur point de vue en évoquant d’autres études, plus récentes, suggérant que la plupart des espèces ne sont en réalité généralement pas menacées par l’introduction de nouvelles sur leur territoire. Mieux encore, davantage d’espèces pourraient évoluer et s’adapter dans le milieu naturel concerné grâce à ce mélange. Néanmoins, les auteurs ne délivrent guère de précisions sur ces preuves scientifiques dans ce document.

En réponse à cet article, le collectif Simberlay et al. dénonce son manque de rigueur scientifique et reproche à leurs auteurs de « minimiser l’impact grave des espèces non indigènes qui peuvent ne pas se manifester avant plusieurs décennies – comme cela s’est produit avec le poivrier brésilien en Floride ». Les auteurs ne se montrent toutefois pas réticents à l’introduction sur de nouveaux territoires de certaines espèces animales et végétales, mais seulement de celles considérées comme dangereuses pour les autres espèces, les écosystèmes et les habitats par la Convention sur la Diversité Biologique. Russell JC, quant à lui, dénonce « la montée du déni des espèces envahissantes » dans son article du même nom. Selon l’auteur, un consensus scientifique autour de l’impact globalement négatif des espèces envahissantes existerait bel et bien, mais celui-ci serait de plus en plus mis à l’épreuve par des sceptiques et des adeptes du « déni de la science ». En effet, « des articles d’opinion de revues scientifiques et des livres écrits par des écologistes ont également tenté de recadrer, de minimiser ou même de nier le rôle des EEE (Espèces Exotiques Envahissantes) dans le changement global ». Les faits scientifiques, autrefois considérés comme indiscutables, sont désormais rejetés par les opposants du conservatisme biologique qui tenteraient « de fabriquer de l’incertitude dans le consensus scientifique sur un sujet par ailleurs incontesté […] exploitant le fait que toute connaissance scientifique contient un élément d’incertitude ». Notamment, la création de contenus voulant passer pour scientifique aux conclusions contraires au consensus jusqu’alors établi serait souvent le fait de lobbys, chargés de défendre les intérêts économiques, sanitaires ou environnementaux d’un groupe en particulier (par exemple, le lobby du tabac voulant limiter la généralisation de lois ou de taxes contre la cigarette). 

Afin de décrédibiliser les thèses de leurs adversaires, chaque parti tente de rendre compte au grand public de la partialité et de la politisation de ceux-ci, tout en se présentant eux-mêmes comme le plus neutre et objectif possible, conformément à ce que l’on pourrait attendre d’un vrai scientifique, intéressé davantage par les faits que par leurs interprétations. Ainsi, les opposants à la régulation des espèces condamnent les discours de leurs adversaires qui seraient, selon eux, davantage militants que rationnels. L’écologiste français Jacques Tassin illustre ce point lorsqu’il écrit que le public assistant à ses conférences s’outrage régulièrement que l’on ne puisse ni empêcher la progression des espèces invasives, ni corriger les erreurs commises, et ajoute que nombre d’entre eux entretiennent « la croyance que chaque espèce envahissante introduite quelque part prend nécessairement la place d’une autre espèce ». Cette peur du remplacement justifierait donc le discours anti espèces invasives de certains, comme le développent Mastnak T, Elyachar J et Boellstorff T. dans leur article « Botanical Decolonization: Rethinking Native Plants » : « Beaucoup de débats contemporains autour des espèces indigènes déforment les problèmes qui se posent. Ces fausses déclarations sont particulièrement importantes lorsque la défense des plantes indigènes est placée dans le même horizon conceptuel que le sentiment anti-immigration ». Loin de proposer un point de vue objectif, les opposants aux espèces invasives se trouvent comparés à des nativistes réactionnaires transposant leur vision de la société humaine à la nature, ce qui ne devrait logiquement pas être. Par conséquent, les auteurs expliquent que les décisions prises par les « biologistes de l’invasion » et les « écologistes de la restauration » seraient arbitraires et influencées par leur orientation politique, ceci constituant la preuve irréfutable que l’écologie, comme toutes les sciences, serait « structurée par les valeurs, la politique et le pouvoir ». Se basant sur le phénomène de colonialisme, certains auteurs dressent un parallèle entre les plantes et les immigrés : par exemple, par le passé, le fait que les Amérindiens ne furent pas supposés avoir domestiqué et transformé leurs écosystèmes aurait pu justifier la dépossession de leurs terres et leur extermination par les colons pour s’approprier le tant convoité Far West. A rebours de cette vision dépréciative, certains auteurs mettent de nombreux problèmes écologiques actuels sur le compte du colonialisme, dans une vision, finalement elle-aussi, nativiste de la nature – même si, politiquement, les opposants à l’immigration et les contempteurs du colonialisme appartiennent le plus souvent à des bords opposés.

De leur côté, les biologistes conservateurs fustigent ces parallèles et ces condamnations. Par ailleurs, ils dénoncent les accusations idéologiques de leurs détracteurs, qui, eux aussi, dressent un parallèle entre la science de la nature et la société et sont nécessairement prisonniers d’une subjectivité qu’ils voient partout à l’œuvre. Selon Russell JC, « le désaccord sur les impacts des EEE peut découler à la fois de l’interprétation des preuves et de valeurs motivantes sous-jacentes ». Parmi ces valeurs motivantes, certaines pourraient être d’ordre idéologique : l’auteur avance en effet qu’il existerait un lien fort entre anti-nativistes et libre-échangistes au plan économique, favorables au « laissez-faire ». Tandis que l’urgence consisterait à réguler l’entrée d’espèces potentiellement dangereuses sur de nouveaux territoires, les pro-espèces invasives, « par principe », laisseraient le processus se dérouler normalement, au nom de la relativité de la notion d’ « espèces originelles » : le cycle de la vie ne serait, selon eux, qu’un éternel remplacement, qu’un éternel renouvellement. Pour autant, comme on le voit, ces auteurs quittent eux aussi le terrain scientifique pour dénoncer les aprioris idéologiques de leurs adversaires.

La question de l’ « origine des espèces » continue d’alimenter les débats passionnés, même s’ils ne portent plus sur les mêmes sujets qu’à l’époque de la publication des travaux de Darwin, la théorie de l’évolution n’étant plus guère contestée. Plutôt que de se consacrer exclusivement à l’étude des faits scientifiques, les différents acteurs ne peuvent s’empêcher de comparer l’introduction d’espèces invasives à des thématiques sociétales qui nécessitent pourtant des outils de réflexion et de régulation bien différents. Les sciences naturelles se veulent les plus objectives et rigoureuses possibles ; il n’en reste pas moins que les scientifiques demeurent des citoyens influencés par l’état actuel de leur société et que leurs travaux peuvent avoir des effets idéologiques, comme à l’époque de Darwin, quand se réclamaient de lui aussi bien Marx, rapprochant espèces et classes sociales, que des défenseurs d’un marché sans entrave conduisant à la sélection des meilleurs et l’élimination des plus faibles.

Laisser un commentaire