La montée des populismes, syndrome du mal-être de nos démocraties libérales ?

Le défi jeté par le populisme aux démocraties libérales d’un point de vue constitutionnel

Le populisme constitue un défi pour les démocraties libérales d’un point de vue constitutionnel car il se présente comme essentiellement démocratique. Il prétend même incarner un retour à la démocratie dans son expression la plus pure, en ce qu’il aurait pour objectif de rendre la parole et le pouvoir au peuple (c’est-à-dire à la grande majorité des citoyens), alors que ces derniers auraient été confisqués par des élites et des minorités, notamment par le jeu des appareils politiques et des institutions, où les classes populaires sont faiblement représentées. 

Certes, il est fréquent de dénoncer cet usage de la notion de « peuple », qui, implicitement, consisterait en une base homogène, unie et restée « saine », par opposition à des élites « mondialisées », défendant leurs privilèges, les « 20% de diplômés » méprisant le reste de la population. Toutefois, la démocratie est fondée sur la souveraineté populaire et l’idée de peuple est abondamment citée dans la plupart des constitutions. La Constitution française de 1958 parle bien du « peuple français ». C’est sans doute une erreur que de vouloir diaboliser ce terme. On peut également critiquer ce point de vue au nom des libertés individuelles et de la protection des minorités, mais il y a nécessairement une limite à cet argument car une démocratie ne peut pas se réduire à la défense des individus. Elle consiste aussi dans la mise en œuvre de la volonté générale, qui résulte du vote de la majorité des citoyens.

A priori, les partis populistes visent la conquête du pouvoir exclusivement par la voie des urnes, en utilisant des mécanismes démocratiques afin de légitimer leurs acteurs politiques et leur gouvernement, contrairement aux mouvements fascistes, qui alliaient participation aux élections et coups de force, avant ou après la prise du pouvoir (en Italie, marche sur Rome de 1922 ; en Allemagne, loi des pleins pouvoirs en 1934). Les partis fascistes ne cachaient pas leur peu de respect pour les institutions démocratiques et parfois leur intention de les abolir, une fois qu’ils n’en auraient plus besoin. Aujourd’hui, au contraire, ce sont souvent les partis populistes qui se plaignent de l’absence de démocratie – par exemple en raison des pouvoirs d’instances non élues comme la Commission européenne ou des juridictions nationales et internationales, qui vont parfois jusqu’à censurer des lois votées par des Parlements. En particulier, ils s’élèvent contre le fait qu’ils ne bénéficieraient pas eux-mêmes d’un traitement démocratique, dans les médias ou dans les assemblées, où ils seraient sous-représentés au regard du nombre de voix qu’ils recueillent. 

Par ailleurs, dans la mesure où les partis populistes respectent les règles du jeu électoral et s’efforcent d’éviter les dérapages verbaux, il est difficile de lutter contre eux avec les armes de l’Etat de droit qu’il s’agit justement de protéger et dont il serait donc paradoxal de s’affranchir. En Allemagne, un office fédéral de protection de constitution avait mis sous surveillance le parti AfD (Alternativ für Deutschland), un parti allemand eurosceptique, nationaliste et jugé populiste par certains (même si l’AfD rejette cette dernière classification), mais un tribunal a suspendu cette décision, qui, en l’occurrence, autoriserait des mesures effectivement très restrictives au regard des libertés publiques. 

Une fois ces partis au pouvoir, les constitutions et les blocs de constitutionnalité peuvent permettre de contenir et limiter leurs projets de réforme, notamment parce que la protection de ces libertés y a pris une place importante et s’y trouve souvent très détaillée. Le populisme n’en crée pas moins un défi, un défi politique, parce qu’il peut prendre à témoin la population de cette situation, qui l’empêcherait de mettre en œuvre les choix exprimés par son vote. En pratique, en s’appuyant sur ce ressentiment, en profitant du fait que les recours contre les atteintes à l’« Etat de droit » sont longs et compliqués et en utilisant des voies plus détournées, par exemple en nommant des personnes de confiance à des postes-clefs, les partis populistes au pouvoir parviennent en partie à s’affranchir de ces limites. 

Plus encore, certains partis populistes au pouvoir peuvent affaiblir les institutions en place afin de mener leurs politiques plus librement, sans subir de trop forte opposition, en opérant des changements constitutionnels formels ou informels. Ainsi, le 4e amendement constitutionnel soumis par le parti populiste hongrois en 2013 a réduit les pouvoirs de la Cour constitutionnelle du pays. De même, le parti Droit et Justice polonais a procédé à du “Court-packing”, consistant à ajouter des sièges à la Cour dans le but de consolider la majorité conservatrice en son sein. Les tribunaux ordinaires ne peuvent normalement pas reprendre les compétences de contrôle de constitutionnalité des Cours constitutionnelles paralysées.

En Hongrie, Viktor Orban promeut ainsi la « démocratie illibérale » ; dans le cadre de celle-ci, la volonté de la Nation, qu’il estime incarner, compte plus que les libertés individuelles et le respect de règles formelles qui auraient trop longtemps servi à brimer la majorité. V. Orban a ainsi pris des mesures contre l’immigration et les influences étrangères. En Pologne, le parti Droit et Justice mène une politique hostile aux mouvements LGBT, dans un pays toujours très catholique, et tente de prendre la main sur la nomination de certains juges, ce qui pourrait ensuite lui permettre de faire adopter plus facilement d’autres réformes, comme on vient de le voir. La Commission européenne s’est saisie de ces questions, mais elle ne peut agir que sous certaines conditions et seulement devant des tribunaux. Face à cela, les leaders populistes peuvent perturber le fonctionnement des institutions communautaires et dénoncer auprès de leurs électeurs ce qu’ils présentent comme des ingérences extérieures, comme à l’époque de l’URSS dans le cas des pays de l’Est. La doctrine de la « souveraineté limitée » en vigueur avant la Chute du Mur de Berlin n’est évidemment pas une référence démocratique… 

Comment le populisme peut être une réponse à un besoin d’unité

La mondialisation et, sur notre continent, la construction européenne, le déclin des classes sociales et des idéologies, la baisse de la pratique religieuse, l’individualisation des modes de vie ont pu créer le sentiment d’un effacement des différents groupes d’appartenance qui structuraient autrefois les sociétés occidentales. L’augmentation des flux migratoires, notamment l’arrivée de populations d’origine lointaine et de culture très différente, qui ont en partie conservé leurs traditions et leurs langues, a contribué à affaiblir l’équivalence entre la Nation et un groupe ethnique ou historique. Les individus ont parfois l’impression d’être des citoyens et des consommateurs libres mais solitaires. 

Par ailleurs, les processus de décision collective sont devenus plus complexes, faisant intervenir de nombreux niveaux intermédiaires et dépendant de plus en plus d’instances et de négociations internationales, de sorte que les communautés nationales traditionnelles ont perdu de leur autonomie et donc, de facto, existent moins. 

Le peuple peut constituer l’ensemble des individus vivant sur un territoire, partageant une culture commune et se soumettant aux mêmes lois. Toutefois, ce terme peut aussi faire référence aux citoyens des classes populaires, que le communisme nommait autrefois “prolétariat” par opposition aux élites du pays. C’est sur cette double signification de cette notion que les populismes basent principalement leur discours électoral. Ils réaffirment l’existence et la primauté de cette communauté, laquelle désirerait légitimement perdurer dans l’être (cf le « droit à la continuité historique ») tout en revendiquant que des pouvoirs plus importants lui soient restitués.  En outre, ils « mythifient », disent leurs détracteurs, un peuple originel assimilé aux classes populaires et aux gens du commun, resté proche de ses racines, opposé à des élites globalisées qui se seraient détachées d’elles. Un cadre supérieur ou un journaliste parisien se sentiraient, par exemple, plus proches d’un confrère vivant à New York que d’un compatriote habitant de l’autre côté du boulevard périphérique. On met face à face les gens du « nowhere » et du « somewhere ». Ainsi se recrée une forme d’unité, en particulier des classes populaires et moyennes inférieures, très dispersées à la suite des transformations du monde du travail.  

Ce peuple s’oppose aussi aux immigrés et surtout à ceux d’entre eux qui refusent de s’intégrer, restant groupés en communautés. Les populistes fustigent le « communautarisme » et la balkanisation de la société qui mettent à mal la Nation. Ils peuvent aller jusqu’à dénoncer une forme de « préférence pour l’Autre » et de repentance auxquels seraient astreintes les populations de souche, au nom d’injustices liées à l’ancienne ou présente domination occidentale sur le monde. Il conviendrait au contraire, selon eux, de restaurer une forme de fierté nationale, laquelle fait naturellement partie de la satisfaction apportée par le sentiment d’appartenir à un groupe. Les partis populistes qui font le choix de défendre l’unité du peuple sont par définition nationalistes : afin de préserver cette unité, il s’agit essentiellement de limiter l’immigration et de conserver une forte souveraineté nationale. L’identité de l’individu est intrinsèquement liée à celle de sa nation ; si cette dernière perd de son indépendance et surtout de son homogénéité, alors l’individu perd une part de son identité, de son héritage culturel et de ce qui le caractérisait autrefois – alors qu’il s’agissait d’une de ses seules richesses « symboliques ». Dans sa version la plus négative, cette vision va de pair avec le thème du « Grand Remplacement », qui pousse à l’extrême l’opposition d’un « nous » contre un « eux » – le sentiment de ce « nous », menacé de disparition, étant alors particulièrement puissant.

En Italie par exemple, la Ligue du Nord, défenseure de l’Italie du Nord industrieuse et prospère contre le Sud « fainéant », est devenue la Ligue, c’est-à-dire le parti de toute la communauté nationale, victime des abus supposés de l’Union européenne et d’une immigration incontrôlée. Aux Etats-Unis, Donald Trump s’est lui aussi présenté comme le héros d’une Amérique et d’une communauté menacés par le libre-échange et l’immigration, combattant les élites médiatiques et politiciennes. Dans les deux cas, les populistes ont notamment essayé d’incarner la réponse à un besoin d’unité, en réactivant une identité et en désignant des adversaires (« il faut s’opposer pour se poser »). Les populismes nationalistes remportent aussi certains succès dans les pays ethniquement homogènes, comme en Hongrie ou en Pologne, mais fortement attachés à celle-ci et inquiets des conséquences de l’immigration observée en Europe de l’Ouest, et, par ailleurs, très attachés à leur souveraineté nationale, contre les empiètements d’organismes supranationaux. Ils ont ainsi l’impression de défendre leur unité et leur indépendance, chèrement acquise au cours de l’Histoire, en prévenant certaines évolutions.

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