Dans quelles mesures la levée de boucliers des banquiers centraux révèle-t-elle les déséquilibres au sein de la zone euro ?

La zone euro, une hétérogénéité source de conflits au sein de ses institutions

Dans quelles mesures la levée de boucliers des banquiers
centraux révèle-t-elle les déséquilibres au sein de la zone
euro ?

Le 12 septembre dernier l’ex-président de la BCE (Banque Centrale Européenne), Mario
Draghi a annoncé notamment l’abaissement du taux de dépôt à -0,5% et la reprise du QE (Quantitative Easing) à un rythme de 20 milliards d’euros par mois. Suite à ces mesures de nombreux banquiers centraux et autres membres des institutions monétaires de la zone euro, se sont révoltés.

Treize jours après cette décision, l’un des membres du directoire de la BCE, Sabine Lautenshcläger, annonce sa démission de l’institution. Malgré l’absence de raisons officielles à son départ, pour certains : il est clair que celle-ci était en désaccord avec ces mesures annoncées le 12 septembre par Mario Draghi, et ce serait notamment cette désapprobation qui motiva son départ.  

En effet les décisions prises par Mario Draghi sont loin de faire l’unanimité au sein du conseil des gouverneurs (c’est-à-dire les 6 membres du directoire ainsi que les 19 banquiers centraux des banques centrales nationales de la zone euro). Les informations des diverses sources diffèrent sur cette question, celles-ci varient d’un tiers à la moitié du conseil des gouverneurs opposé à ces récentes décisions orientées vers une politique monétaire de plus en plus accommodante.

Puis quatre semaines après cette annonce du 12 septembre de Mario Draghi, le 4 octobre 2019 un mémorandum est publié par Hervé Hannoun (ex-vice-président de la BDF de 1999 à 2005), Klaus Liebscher ( ex-président de l’OeNB1 de 1995 à 2008), Helmut Schlesinger (vice-président de la Bundesbank de 1980 à 1991 puis président de celle-ci jusqu’en 1993), Nout Wellink (président de la DNB2 de 1997 à 2011, administrateur de la BRI de 1997 à 2012, gouverneur du FMI ou encore membre du FSB3), Otmar Issing (membre du conseil d’administration de la Buba de 1990 à 1998 puis économiste en chef et membre du directoire de la BCE de 1998 à 2006) et Jürgen Stark (économiste en chef de la BCE de 2006 à 2011). À travers ce mémorandum ces six individus jugent la politique monétaire accommodante menée par la BCE, inadaptée et dangereuse. En outre les six signataires émettent le soupçon que Mario Draghi aurait mené cette politique pour porter secours aux états lourdement endettés (et plus particulièrement à l’un de ces états) contre une hausse éventuelle des taux d’intérêt qui entraînerait d’importantes difficultés de financements pour ces gouvernements. L’impartialité de Mario Draghi pourrait en effet être remise en cause, l’Italie faisant partie de ces états lourdement endettés. Néanmoins la vérifier serait quasiment impossible.

Il est évident que l’opposition face à cette politique monétaire accommodante est exclusivement issue des pays de l’Europe du Nord (l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Autriche, la Hollande et dans une moindre mesure la France avec la critique de Hervé Hannoun mais aussi de Jacques de Larosière directeur général du FMI de 1978 à 1987 puis gouverneur de la BDF).

Les conflits entre la Buba et la BCE ne sont pas récents et date depuis les années 2010 : lorsque les membres de la Bundesbank ont pris conscience que la BCE n’était plus un « clone » de la Buba comme elle l’était à sa création. En effet Hans Tietmeyer, président de la Bundesbank de 1993 à 1999, « a contribué de façon considérable à façonner l’Union économique et monétaire » (selon un communiqué de la Bundesbank à la mort de celui-ci). Ainsi celui-ci façonna la BCE à l’image de la Bundesbank, indépendante des pouvoirs publics et luttant pour la stabilité des prix. Or c’est à travers ce mémorandum que cette indépendance est mise en question. De plus les oppositions se multiplient, ce qui implique leur prise en considération. L’un des inconvénients de la monnaie unique est ainsi énoncé : ce mémorandum signifie que la zone euro (supposé être aux bénéfices de tous ses membres) est aujourd’hui, de par la politique monétaire de la BCE, à l’avantage de l’un et au détriment des autres. La BCE aurait (par cette politique monétaire accommodante) causé des ennuis aux autres membres de la zone euro pour venir en aide à ce gouvernement lourdement endetté. Effectivement, ces décisions du 12 septembre 2019 qui s’inscrivent dans cette politique monétaire accommodante, alimentent directement les taux négatifs* ainsi le taux du Bund à 10 ans est passé de 0,57% à environ -0,76% suite à l’annonce de la BCE ce 12 septembre (selon Investir). En effet les taux négatifs sont facteurs de création de bulles sur le marché obligataire mais aussi des actions et de l’immobilier. Ainsi «  l’indice CAC 40, qui était presque stable juste avant les annonces [de ce 12 septembre 2019], affiche un gain de 0,63% et l’indice européen Stoxx 600 est en hausse de 0,57%. » selon Investir.

En outre, les taux négatifs favorisent la prolifération des entreprises zombies. De surcroît, ils permettent aux entreprises de mener des politiques non-productive et ne bénéficiant qu’aux actionnaires. En effet dans un contexte de taux négatif, emprunter ne coûte rien (même si : le taux d’emprunt n’est pas le seul coût qui intervient lors d’un emprunt, en effet il convient d’additionner tous les coûts tels que ceux d’assurance…), il est ainsi aisé pour une entreprise (rappelons-le, dont l’orientation des politiques est décidée par les actionnaires) de racheter ses propres actions sur le marché de manière à premièrement : soutenir le cours de celle-ci et deuxièmement augmenter les dividendes perçu par chaque actionnaire (car diviser une même proportion des bénéfices de l’entreprise en un moins grand nombre de parts implique que chaque part soit plus rémunérée). Ce mécanisme s’inscrit dans cette déconnexion croissante et à certains égards inquiétante, entre les sphères réelles et financières de l’économie.

De plus, les taux négatifs rendent l’équation qui vise à concilier préservation de la valeur de l’épargne et absence de risque, quasiment sans solution. Ainsi les assureurs, qui garantissent des rendements à leurs clients sont en piteux état, certains s’aventurent vers des produits financiers risqués pour obtenir du rendement, d’autres sont déjà en difficulté. Il s’agit notamment de « Suravenir, la filiale d’assurance-vie et de prévoyance du groupe bancaire Crédit Mutuel Arkéa [qui a] dû être recapitalisée à hauteur de 540 millions d’euros par sa maison mère. » (Les Echos 22 octobre 2019), mais aussi de « AG2R La Mondiale [qui] a placé une émission de dette de 500 millions d’euros pour renforcer sa marge de solvabilité » (Les Echos 22 octobre 2019), ou encore Sogecap ainsi le 6 novembre2019 Les Echos titre « Assurance-vie : Société Général « n’exclut pas » de recapitaliser sa filiale ». Les fonds de pension et assureurs sont en effet dans l’impasse car une partie très importante de leurs placements garanties repose sur les titres d’état dont les rendements sont négatifs or ceux-ci (assureurs et fonds de pensions) garantissent pour certains des rendements bien plus élevés. Il existe en réalité des solutions pour préserver la valeur de son épargne mais celles-ci sont non-productives, les taux négatifs favorisent donc une mauvaise allocation du capital. Ces solutions comprennent notamment les métaux précieux tels que l’or dont la hausse du court s’explique par la forte demande des banques centrales notamment russe et chinoise mais aussi et ce dans une moindre mesure, de par la demande des épargnants soucieux de préserver la valeur de leur épargne sans prendre de risque.

Ce contexte explique la révolte des pays d’Europe du Nord qui remettent en cause la politique monétaire menée par la BCE qui favorise cette destruction de l’épargne par les taux négatifs, protégeant les gouvernements lourdement endettés. Ce sacrifice de la valeur de l’épargne des épargnants de la zone euro (et plus précisément de l’Europe du Nord où l’épargne y est bien plus abondante) actuellement dénoncé, peut être débattu néanmoins Christine Lagarde qui prend la tête de la gouvernance de la BCE en cette fin d’année 2019 a énoncé ce 30 octobre sur RTL «…chaque personne, ceux de vos auditeurs qui sont là, est à la fois : un salarié, un épargnant, un emprunteur et que les impacts des taux d’intérêt vont affecter chacune de leurs dimensions, je pense qu’on sera plus content d’avoir un emploi plutôt que d’avoir une épargne protégée, je pense que c’est dans cet esprit-là que les politiques monétaires ont été déterminés par mes prédécesseurs et je pense que c’est assez salutaire comme choix. ». Ses propos sont suffisamment clairs pour comprendre que ce sacrifice dénoncé semble être vérité, et que la politique monétaire future de la BCE n’ira probablement pas de sitôt vers une rupture avec celle menée ces dernières années.

Pour conclure la BCE mène cette politique accommodante pour :

 – Officiellement : atteindre la cible d’inflation désormais symétrique, de 2%. En effet, la BCE communiquait le 12 septembre 2019 « The Governing Council reiterated the need for a highly accommodative stance of monetary policy for a prolonged period of time and continues to stand ready to adjust all of its instruments, as appropriate, to ensure that inflation moves towards its aim in a sustained manner, in line with its commitment to symmetry. Today’s decisions were taken in response to the continued shortfall of inflation with respect to our aim. In fact, incoming information since the last Governing Council meeting indicates a more protracted weakness of the euro area economy, the persistence of prominent downside risks and muted inflationary pressures. » (Mario Draghi, President of the ECB, Luis de Guindos, Vice-President of the ECB, Frankfurt am Main, 12 September 2019). Or ce sont justement ces pressions inflationnistes qui sont contestées par les pays d’Europe du nord.

Et officieusement (selon ces frondeurs) : à faveur des gouvernements lourdement endettés, ce au détriment de l’épargne.

C’est donc cet objectif officieux poursuivi par la BCE, à la faveur de certains et au détriment des autres et ses conséquences négatives sur l’économie (confer : impacts néfastes des taux négatifs*) que critiquent ces frondeurs des pays d’Europe du Nord.

1 OeNB = Oesterreichische Nationalbank = Banque nationale d’Autriche
2 DNB = De Nederlandsche Bank = Banque des Pays-Bas
3 FSB = Financial Stability Board = Conseil de stabilité financière  

– FIN –

22 Décembre 2019

Charles Roussel

Sources :

Christine Lagarde était l’invitée de RTL https://www.youtube.com/watch?v=vbqzaUeGvmk  Publiée le 30 octobre 2019

https://www.lesechos.fr/finance-marches/banque-assurances/assurance-vie-societe-generale-nexclut-pas-de-recapitaliser-sa-filiale-1145979  Publié le 6 nov. 2019 à 15h48

https://www.lesechos.fr/finance-marches/banque-assurances/assurance-vie-londe-de-choc-des-taux-negatifs-se-propage-1142077  Publié le 22 oct. 2019 à 19h18

https://www.ecb.europa.eu/press/pressconf/2019/html/ecb.is190912~658eb51d68.en.html Mario Draghi, Président of the ECB, Luis de Guindos, Vice-President of the ECB, Frankfurt am Main, 12 September 2019

https://investir.lesechos.fr/marches/actualites/la-bce-baisse-son-taux-de-depot-et-relance-ses-achats-de-dette-1871727.php  Publié le 12/09/19 à 13h53

https://www.banque-france.fr/statistiques/taux-et-cours/les-taux-monetaires-directeurs

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