Depuis 50 ans, l’augmentation annuelle des gains de productivité n’a cessé de ralentir en France. Supérieure à 5% dans les années 1960, elle n’était plus que de 4 à 5% dans les années 1970, puis de 2 à 3% dans les années 80 et de 1,5 à 2% dans les années 1990. Même en mettant à part la crise financière de 2008 et les années difficiles qui ont suivi, on observe que ces gains sont désormais inférieurs à 1% par an.
Cette tendance concerne tous les pays développés et certains économistes prédisent une « stagnation séculaire ». En ces temps d’accélération du progrès technique et de sa diffusion, du fait de la mondialisation, ceci peut paraître surprenant. Sommes-nous condamnés à la stagnation ?
Nous verrons d’abord que ces chiffres donnent une image exagérée des tendances récentes et qu’il existe des motifs d’espoir pour les décennies à venir. Pour autant, si on prend du recul pour comparer l’époque actuelle à celle qui l’a précédée, il apparaît que ce ralentissement constitue bien un phénomène « structurel » que nous allons devoir prendre en compte dans toutes nos réflexions.
Un ralentissement, temporaire, qui ne serait pas si inquiétant.
Tout d’abord, la baisse des gains de productivité en France s’explique en bonne partie, depuis la fin des « Trente Glorieuses » par le fait que la France ne peut plus se contenter d’imiter le modèle américain, comme elle l’avait fait pendant toute cette période. En effet, à la fin de la deuxième guerre mondiale, notre pays avait accumulé beaucoup de retard, technologique ou dans l’organisation du travail. Il lui suffisait donc de se moderniser en important les méthodes et les connaissances américaines, ce qui explique que la croissance française a même été supérieure à celle des Etats-Unis pendant un temps. On ne devrait pas s’inquiéter trop fortement d’un ralentissement en partie dû au fait que ce rattrapage est terminé.
Il est vrai que les gains de productivité ont aussi diminué aux Etats-Unis. L’économiste Robert Solow s’étonnait dans les années 1980 de « voir les ordinateurs partout sauf dans les statistiques ». Il a été démenti depuis, puisque les Etats-Unis ont enregistré un rebond de ces gains dans les années 1990, clairement liés à la production et à l’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication.
Pour les « techno-optimistes », il devrait en aller de même au XXIème siècle. On assistera à une nouvelle phase d’accroissement des gains de productivité, quand la révolution digitale produira tous ses effets, en se diffusant largement dans l’économie et la société. En effet, ceci demande du temps, parce que les entreprises et les travailleurs doivent s’adapter et que les nouvelles possibilités techniques ne se traduisent pas tout de suite par des innovations. De nouveaux produits et services apparaîtront progressivement.
Enfin, certains mettent en avant que les données de la comptabilité nationale mesurent mal certains progrès, par exemple une plus grande rapidité ou une amélioration du confort, sans que cela ne se toujours dans le calcul du PIB. A des prix qui peuvent être constants, on va beaucoup plus vite en TGV et on a une image de meilleure qualité grâce aux nouveaux téléviseurs et à la TNT. Il est également difficile de prendre en compte correctement les progrès apportés par des biens et services complètement nouveaux, comme internet – il permet de communiquer plus vite que le courrier, mais aussi de faire beaucoup plus de choses.
Donc, pour certains spécialistes, on n’aurait pas le droit de parler de « stagnation séculaire ». D’ailleurs, cette expression n’a-t-elle pas été inventée dans les années 1930, au moment de la Grande Dépression, c’est-à-dire à la veille de la plus formidable période de croissance qu’aient connue nos pays ?
Nous serions bien en train de vivre un inévitable « retour à la normale ».
Les « techno-pessimistes » ne contestent pas ces arguments, mais ils estiment que les gains de productivité rendus possibles par la digitalisation n’atteindront jamais durablement les niveaux du XXème siècle. On ne peut pas inventer deux fois l’électricité, le moteur à explosion, etc. qui ont permis des économies de temps et d’énergie considérables pour les humains.
L’économiste Robert Gordon reconnaît que la révolution numérique a modifié en profondeur de nombreuses activités, mais sans s’accompagner d’économies de temps importantes dans la satisfaction de besoins fondamentaux et dans l’accomplissement de tâches répétitives très répandues. Pour souligner la différence avec le passé, il prend l’exemple de l’arrivée de l’eau courante au domicile, à partir de la fin du XIXème siècle – un progrès d’une technicité limitée, mais qui a apporté un gain de temps considérable dans la vie quotidienne (avant, il fallait aller chercher l’eau à l’extérieur).
De plus, il soutient que les effets de la révolution numérique seraient déjà derrière nous. Les principaux effets de la numérisation remonteraient à l’époque où l’automatisation a fait disparaître de nombreux postes d’employés, de secrétaires, etc. Les principales pistes de progrès connues aujourd’hui ne seraient pas à la hauteur des révolutions passées et si les dépenses de recherche ont augmenté, leur rendement a aussi beaucoup diminué.
Il existe d’autres raisons possibles à un ralentissement durable : la fin de l’augmentation de la qualification moyenne des travailleurs (après une période sans précédent de démocratisation de l’enseignement), le vieillissement de la population, un excès d’épargne au niveau mondial qui pèserait sur la demande, donc finalement aussi sur l’investissement et l’innovation. La transition écologique va également entraîner des « coûts », en tout cas économiques. Plus généralement, la priorité pourrait être désormais donnée à la préservation de l’environnement plutôt qu’à la croissance.
Même si l’idée d’une stagnation paraît exagérée, il semble bien que la conjonction de facteurs favorables à la croissance de la productivité ait disparu. Ceci met fin à une période de prospérité qui était en réalité exceptionnelle. Si cette nouvelle situation peut avoir des avantages et être en partie voulue, en particulier à cause de l’impératif écologique, elle a aussi des conséquences économiques, sociales et financières, qu’il faudra bien évaluer.