Peut-on produire tout en préservant l’environnement ?

Si la question écologique revient aussi souvent dans les débats publics du XXIe siècle, la protection de l’environnement ne reste pas moins une préoccupation récente dans l’histoire de l’humanité, en atteste le Sommet de la Terre à Rio qui officialise la notion de développement durable en 1992 seulement.  

Le développement durable peut être définit comme « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs », définition énoncée pour la première fois dans le rapport Brundtland en 1987. L’enjeu pour les politiques actuelles consiste donc à assurer la pérennité des économies en garantissant un certain niveau de production, tout en préservant l’environnement et, plus particulièrement, les ressources naturelles ainsi que les conditions climatiques actuelles. 

L’écologie pose la question de l’intégration de l‘environnement dans l’économie, d’où la notion de développement durable employée pour expliquer le souci de conciliation les trois piliers fondamentaux d’une société que sont l’économie, l’environnement et le social. Nous nous demanderons donc dans cet article si croissance et écologie sont compatibles ou, au contraire, s’il convient de faire un choix difficile entre les deux.

Histoire de la question écologique

Nature et humanité entretiennent une relation changeante au fil des époques. Si certaines croyances, souvent dans des temps reculés, sacralisaient l’environnement, comme chez les Indiens d’Amérique, les Japonais et même les Grecs (Aristote comparait la terre à une nourrice, tandis que beaucoup de dieux grecs symbolisent des éléments de la nature, dont Poséidon et Déméter, entre autres), le christianisme délivre une nouvelle vision de la nature. Cette dernière est perçue en Occident à partir du Moyen-Age comme une espace à exploiter, Dieu ordonnant à l’homme, l’être au centre du monde selon la Bible, de peupler et dominer la terre. 

La désacralisation de la nature est concrétisée par le philosophe Descartes qui, au XVIIe siècle, invite l’homme dans le Discours de la méthode à se rendre maître et possesseur de celle-ci. Les deux révolutions industrielles au XIXe siècle ne se soucient guère de la nature ; au contraire, l’environnement est vu comme un vaste réservoir de matières premières que l’homme doit extraire et exploiter afin de produire l’énergie et les composants nécessaires à la production. Le positivisme, défendu par des philosophes comme Auguste Comte, a pour moteur le progrès scientifique, la connaissance de la nature, mais souvent au détriment de l’environnement.

C’est à partir des années 1970 qu’une conscience de la nécessaire protection de l’environnement émerge peu à peu. La croissance économique s’essouffle avec la fin des Trente Glorieuses suite aux deux chocs pétroliers de 1973 et 1979. Les premières conséquences négatives du productivisme apparaissent, comme l’illustrent des catastrophes écologiques tels la pollution par du mercure de la baie de Minamata au Japon dans les années 1950, le nuage de dioxine s’échappant d’une usine chimique à Seveso en Italie en 1976, la marée noire dans le Golfe du Mexique en 1979 ou encore l’accident dans la centrale nucléaire de Tchernobyl en 1986.

A cela s’ajoutent l’épuisement progressif des gisements de matières premières, comme le pétrole, dont le stock devrait être écoulé d’ici à 2100 selon certaines prévisions, et la déforestation liée à l’exploitation massive des forêts, entraînant une perte significative de biodiversité.

L’un des principaux effets de l’activité humaine et l’un des plus néfastes pour l’environnement est le réchauffement climatique qui s’opère depuis plus de 150 ans. Depuis 1861, la température mondiale a globalement augmenté de 0,6 degré, entraînant la perte d’écosystèmes entiers, la fonte des glaciers et la montée du niveau de la mer, en plus d’intensifier la fréquence des cyclones et autres tempêtes. Des projections prévoient une hausse de 6 degrés si aucune mesure n’est prise d’ici 2100. Le réchauffement climatique est principalement dû à l’émission massive de gaz à effets de serre comme le dioxyde de carbone (CO2) dans l’atmosphère, en constante hausse. 

Le concept de développement durable s’est donc imposé à nos sociétés post-industrielles. Il s’agit d’un développement consistant à générer une production justement répartie au sein de la population et respectueuse de l’environnement, dans le souci notamment de préserver les générations futures de dégradations irréversibles de ce dernier.

Ces constats alarmants ont permis aux mouvements écologiques, jusqu’alors marginaux, de se consolider. Dans les années 1980, les partis politiques « Verts » se structurent en Allemagne (« Die Grünen ») et en France (aujourd’hui « Europe Ecologie Les Verts ») et se multiplient dans des pays où ils étaient jusque-là inconnus. L’écologie devient une préoccupation de la société relayée par certains politiques mais aussi par des associations internationales indépendantes comme Greenpeace, qui militent pacifiquement pour protéger l’environnement et la biodiversité.

Le modèle économique fondé sur la consommation de masse est-il compatible avec la préservation de l’environnement ?

A cette question, l’avocate spécialisée dans la protection de l’environnement et ancienne ministre de l’environnement entre 1995 et 1997 Corinne Lepage répond positivement. Il serait possible de concilier croissance et écologie, à condition d’investir dans des projets dits « verts ». Par exemple, la Norvège, riche de son exploitation du pétrole et du gaz, « s’inscrit pleinement dans le système capitaliste et passe pourtant pour l’un des plus vertueux par ses choix d’investissements non productivistes ». La croissance devrait surtout être réorientée, en faveur de la transition écologique et au service de l’environnement.

Une autre solution, plus radicale, consisterait pour tous les pays industrialisés à diminuer considérablement leur consommation et leurs investissements productifs afin d’arriver à un stade de « croissance zéro », voire de « décroissance ». En effet, dans un contexte où les ressources sont limitées, parler de croissance infinie serait une aberration pour certains. Au XXe siècle, Kenneth Boulding s’amusait à dire à ce sujet que « celui qui croit à une croissance exponentielle infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste ». 

Néanmoins, Corinne Lepage indique, à ce sujet, que « prôner la décroissance à l’échelle planétaire paraît compliqué alors que la population mondiale ne cesse d’augmenter – de 7,5 milliards aujourd’hui à 10 milliards en 2050 – et que les pays du Sud ont des besoins colossaux ». La mise en place d’une décroissance permettrait, certes, de mieux préserver la nature mais, en contrepartie, le niveau de vie moyen mondial pourrait même diminuer, compte tenu de l’accroissement démographique. Il serait difficile de se passer de toutes les innovations technologiques des siècles derniers, basées sur l’électricité (produite soit à partir de centrales thermiques émettrices de CO2, soit grâce à des centrales nucléaires dont le stockage des déchets radioactifs pose problème), ou sur le pétrole, encore nécessaire dans bien des secteurs de l’économie. Le respect d’une croissance zéro mettrait fin aux espoirs des pays en développement (PED) et des pays les moins avancés (PMA) d’accéder, un jour, à la société de consommation.

Le PDG de l’entreprise Veolia Antoine Frérot défend, lui aussi, l’idée de la compatibilité entre le développement économique et le respect de l’environnement, « à condition d’être raisonnable et de trouver les bons compromis pour soutenir les deux objectifs ». Il prend les exemples des pluies acides et de l’élargissement du trou dans la couche d’ozone qui inquiétaient le monde entier il y a quelques années. Or, ces problèmes ont été résolus grâce à « une réglementation adaptée et des solutions techniques ». Dans un élan d’optimisme, Antoine Frérot affirme qu’« une régulation efficace, les progrès des connaissances, le développement technique, plus de sobriété et moins de gaspillage permettront de trouver la solution au changement climatique ». 

La réglementation, mentionnée par ce PDG, constitue, avec la fiscalité et les « droits à polluer », l’un des trois grands instruments possibles pour protéger le climat. Il s’agit d’un ensemble de lois votées par les gouvernements afin de freiner les externalités négatives (dégâts causés par la pollution des usines par exemple), comme l’interdiction pure et simple du rejet de certains gaz nocifs, l’obligation de se doter de pots d’échappement catalytiques, etc.

La taxation des externalités négatives (ou subvention des externalités positives, par exemple dans le cadre du principe de bonus-malus économique pour l’achat de véhicules plus ou moins polluants) et la mise en place de marchés de quotas d’émission constituent les deux autres instruments de la politique climatique actuelle. Ce dernier instrument revient à « distribuer » des quotas d’émission aux entreprises nationales, après détermination d’une quantité maximale d’émission de CO2 à l’échelle du pays, quota que ne devra pas dépasser l’entreprise à moins de payer une amende à l’Etat (qui servira en outre à financer la transition énergétique) ou d’acheter d’autres quotas à des entreprises ne « dépensant » pas tous les leurs. 

Les Etats restent en général libres de choisir les instruments destinés à atteindre leurs objectifs. Les quantités maximales d’émissions autorisées ou souhaitables, quant à elles, sont définies lors de grands sommets internationaux du climat, comme celui à Rio en 1992 ou, plus récemment, la COP 21 en 2015, durant laquelle 195 pays se sont réunis à Paris. Les gaz à effet de serre contribuent au réchauffement climatique de la planète, quel que soit leur lieu d’émission. Plus généralement, de plus en plus de pays se rendent compte qu’avec la mondialisation, toute dégradation à un endroit de la Terre peut entraîner des conséquences irréversibles à l’autre bout de la planète ; dès lors, une internationalisation de la préoccupation environnementale s’impose.

Les limites matérielles à la croissance.

Si le problème de la pollution atmosphérique et environnementale pourrait être  réglé par une bonne coordination des politiques à l’échelle internationale, la question de la limitation et de l’épuisement des ressources demeure non résolue. Ce problème n’a pas lieu d’être selon les partisans de la « faible soutenabilité » qui affirment que les différents types de capitaux utilisables dans les processus de production sont substituables. Ainsi, la diminution du capital naturel et l’épuisement des matières premières non-renouvelables pourraient être palliés par l’émergence des nouvelles technologies, du moment qu’il existe des cerveaux pour les imaginer (capital humain), des fond pour les financer (capital financier), des moyens pour les produire (capital physique) et des lois pour encadrer les comportements (capital institutionnel). 

Par ailleurs, le développement économique irait de pair avec la tertiarisation des économies et donc de moindres besoins en ressources naturelles. La courbe de Kuznets illustre ce point de vue : les pays commencent par fortement polluer quand ils s’industrialisent, ce qui aboutit, à terme, au développement du secteur tertiaire et contribue ainsi à diminuer le niveau de pollution. La solution au problème climatique serait donc la croissance, car elle conduit à des économies moins polluantes, que ce soit grâce à la technologie ou parce qu’elle se traduit finalement par le passage à une société post-industrielle ou post-matérialiste.

Cependant, la substituabilité des capitaux ne fait pas consensus chez les économistes. Les partisans de la « forte soutenabilité » émettent l’hypothèse que les quatre capitaux énoncés plus haut ne sont pas substituables, mais complémentaires. Il serait donc indispensable de tous les préserver, surtout le capital naturel. Pour ce faire, il conviendrait de laisser le temps aux ressources renouvelables de se régénérer, tout en en gardant certaines intactes, comme la forêt amazonienne. 

Cette divergence des idées entre défenseurs de forte et de faible soutenabilité peut être illustrée par l’exemple des ressources halieutiques : alors que les premiers insistent sur la nécessité de laisser le temps aux poissons de se reproduire, les seconds rétorquent que, malgré la surpêche, la biodiversité marine pourra être préservée grâce à la pisciculture, une exploitation plus productive mais aussi plus respectueuse de l’environnement. Les partisans de la forte soutenabilité prônent ainsi la décroissance (ou, tout du moins, un arrêt de celle-ci) pour préserver le capital naturel, solution pour l’instant rejetée par la totalité des Etats, tant les conséquences sur l’économie et le bien-être des citoyens se révéleraient catastrophiques. 

De même, les tendances liées à la tertiarisation donnent lieu à des analyses divergentes. De grands Etats extrêmement peuplés, comme la Chine et l’Inde, sont encore en phase d’industrialisation. Il faudrait plusieurs planètes si l’on voulait que tous les habitants de la terre aient les mêmes mode et niveau de vie que les Occidentaux actuels. Il semble donc impossible d’attendre que tous les pays émergents rattrapent leur retard sur les Etats aujourd’hui les plus développés et que leur croissance devienne, comme la leur, moins consommatrice de ressources. En outre, des études plus approfondies ont montré qu’en réalité, la croissance de ces Etats s’accompagnait toujours d’une augmentation de l’utilisation des ressources naturelles, une fois pris en compte leurs importations (notamment en raison de la délocalisation d’industries polluantes).

Les difficultés liées aux différents instruments de préservation de l’environnement.

La réglementation des activités productives par le biais des quotas, des normes techniques et des interdictions peut difficilement être généralisé dans une économie mondialisée. Les normes environnementales et leurs sanctions financières en cas de non-respect qui pèsent sur les industries des pays développées vont, par conséquent, les rendre moins compétitives et les amener à perdre des parts de marché au profit d’entreprises provenant de pays émergents comme la Chine qui, elles, n’ont pas à s’adapter aux normes pour vendre sur le territoire. 

Le système de taxation sur les nuisances environnementales risque soit d’avoir trop peu d’effet sur les agents économiques, soit de décourager l’activité s’il est trop contraignant. Enfin, si les quotas ont un prix trop faible sur le marché des quotas d’émission, ils n’auront aucun effet dissuasif, puisqu’il sera plus rentable pour les entreprises d’acheter des quotas pour polluer davantage plutôt que d’augmenter leurs coûts de production afin de se plier aux règles. 

Chaque instrument, ayant ses avantages, mais aussi ses limites, est donc complémentaire : ainsi, pour l’automobile, les constructeurs dépendent d’une forme de marché de quotas, mais la réglementation leur impose aussi certains matériaux recyclables, alors que les acheteurs voient leur dépense modifiée par le bonus/malus.

Nous en arrivons donc à la conclusion suivante : si une « décroissance » paraît inenvisageable, tout l’enjeu pour les gouvernements en place consiste alors à se concerter lors de sommets annuels afin de définir les grandes lignes de la politique climatique et écologique à mener, qu’ils appliqueront ensuite à l’échelle nationale en combinant les différents instruments mis à leur disposition. Nombreux sont les experts qui s’accordent à dire que la croissance demeure compatible avec la préservation de l’environnement, tant que l’exploitation des ressources est maîtrisée, la pollution limitée et réglementée et les quatre principaux types de capitaux, qu’ils soient complémentaires ou substituables, dans l’ensemble, préservés. 

Le nombre de pays à adhérer à la préoccupation écologique ne cesse de croître, même si le principal pollueur mondial que sont les Etats-Unis de Donald Trump paraissent aujourd’hui moins sensibles à cette cause qu’il y a quelques années et que la Chine, en pleine industrialisation, continue d’émettre une quantité très importante de CO2 dans l’atmosphère depuis ses usines à charbon. 

Il convient enfin de rappeler que le comportement écologique est également individuel et citoyen. Eteindre la lumière en quittant une pièce, ne pas gaspiller l’eau, privilégier les transports publics constituent autant d’actions quotidiennes qui font de nous des éco-citoyens et qui, multipliés à grande échelle, préparent un avenir meilleur pour les générations futures.

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