Depuis maintenant quelques années, les caméras de vidéosurveillance envahissent les villes chinoises. Ces outils, dotés d’une reconnaissance faciale ultra-développée, permettent aux autorités de mieux repérer les éventuelles infractions des citoyens sur la voie publique et de poursuivre les malfaiteurs en fuite. La mise en place de ces caméras s’insère dans le projet de « crédit social » du gouvernement chinois, visant à élaborer un système national de réputation des citoyens. Chacun reçoit une note, échelonnée entre 350 et 950 points, dite « crédit social », fondée sur les données dont dispose le gouvernement à propos de leur comportement en société. Ainsi, les individus repérés par les caméras en train d’enfreindre la loi obtiennent une mauvaise note et subissent des pénalités, tandis qu’à l’inverse, les citoyens à l’origine de bonnes actions bénéficient d’avantages sociaux et fiscaux. Si un tel système se révèle très efficace pour maintenir l’ordre public en surveillant au mieux les actions des citoyens, les défenseurs des libertés individuelles s’alarment d’un système de « contrôle social ». N’y aurait-il, pour autant, rien à garder d’un tel projet pour un pays comme la France ?
Le cas chinois
À l’origine, l’idée d’un « crédit social » vient répondre à la demande d’entreprises américaines souhaitant mieux connaître les entreprises chinoises avec lesquelles elles s’apprêtent à faire des affaires. Cet outil, proposé dans les années 2000 par l’ingénieur en chef Lin Junyue, a pris une dimension plus vaste lorsque son théoricien a décidé qu’il évaluerait la solvabilité de toutes les entreprises chinoises. Ainsi, les investisseurs étrangers pourront avoir connaissance de la fiabilité des entreprises chinoises et y investir sans crainte. Le système de crédit social est donc présenté comme une solution à un problème de manque de confiance possible sur le marché chinois. En même temps a été décidé que tous les citoyens feraient l’objet d’une évaluation. Selon Lin Junye, le but de ce système, qui répond à une volonté d' »atteindre le même niveau de civilité que les pays développés » est « la reconstruction de la morale ».
Actuellement réparties dans une quarantaine de villes chinoises, les caméras, dont la résolution atteint les 400 millions de pixels (quatre fois plus que l’oeil humain), ont été créées par des chercheurs chinois et baptisées « super caméras » en raison de leur capacité exceptionnelle à distinguer et identifier des visages humains. Environ 349 millions de caméras surveillent en ce moment chaque recoin de la Chine, selon un rapport d’IHS Markit Technology, une entreprise américaine d’information économique. L’objectif fixé par le gouvernement chinois est d’installer 400 millions de caméras partout sur le territoire d’ici fin 2020.
Grâce au crédit social, chaque citoyen est sujet à une note, qu’il peut se procurer et partager avec ses proches ou sur les réseaux sociaux. Afin de garantir la fiabilité de chaque individu, toutes ses activités publiques sont surveillées, notamment en ligne. Sur Internet, critiquer ouvertement le gouvernement ou montrer des signes extérieurs de richesse sur les réseaux sociaux sont passibles de sanctions. À l’inverse, les citoyens disant du bien du parti sont ici récompensés.
Dans la ville, une multitude de caméras filment et enregistrent à toute heure de la journée et de la nuit les agissements des citadins. Par exemple, grâce au système de reconnaissance faciale, le visage et l’identité des piétons traversant hors des passages cloutés sont affichés publiquement sur un écran géant jusqu’au paiement de leur amende. Ici, la punition est triple pour les personnes en infraction : à la sanction économique que l’on connaît en occident (l’amende), s’ajoutent le retrait de points sur sa note et l’humiliation d’être étiqueté comme un délinquant. De même, répandre des supposées « fake news », ne pas valider son titre de transport ou fumer dans les trains font l’objet de sanctions.
Les citoyens avec une trop mauvaise note peuvent, par exemple, être privés d’utilisation de transports en commun (avions, trains) ; plus encore, il sont systématiquement refusés dans les restaurants, les cafés et les boîtes de nuit. Leur famille peut aussi en subir les conséquences, comme la possible interdiction de scolarisation des enfants dans des écoles privées. Les noms, visages et adresses de pas moins de 23 millions de Chinois particulièrement désobéissants sont ainsi inscrits sur les listes noires du gouvernement.
Les citoyens modèles bénéficient, eux, de réductions sur les billets de transports, sur les places de cinéma et de musée, à la bibliothèque… De quoi entraîner, selon les autorités, une émulation positive dans la société, qui doit tendre vers un idéal d’ordre et de respect d’autrui.
La plupart des Chinois se déclareraient satisfaits de ce système. Dans un pays où le strict respect des lois et des autorités fait partie intégrante de la culture et de l’éducation, il apparaîtrait légitime pour les citoyens d’encourager les bonnes actions et de punir les mauvaises au nom de la justice. De plus, beaucoup de Chinois auraient constaté que la société est devenue meilleure depuis la mise en place du crédit social : les rues sont plus propres, les gens plus civilisés… Néanmoins, dans le cadre d’une société constamment contrôlée, pouvons-nous être absolument certains de la sincérité de leurs réponses ?
Les dangers du crédit social
Les systèmes de reconnaissance faciale et de notation des citoyens sont actuellement vivement critiqués par les Occidentaux. La première crainte concerne la possible stigmatisation des » mauvais citoyens » par le reste de la société pour des méfaits mineurs. Les sanctions infligées évoquées plus haut peuvent d’ailleurs, au lieu d’encourager l’individu à changer son comportement en vue de sa réinsertion, le décourager et même cultiver en lui une haine du système en place. De plus, cette surveillance généralisée paraît disproportionnée par rapport aux objectifs fixés.
L’interdiction de fréquenter de nombreux espaces publics et d’emprunter des transports en commun contribue en outre à marginaliser l’individu et pourrait, à terme, grandement affecter l’insertion sociale de certains Chinois. Par exemple, un message préenregistré avertit les Chinois qui tenteraient de joindre des individus placés sur liste noire. De même, de tels individus deviendraient les cibles privilégiées de l’appareil policier qui, préventivement, les contrôlerait davantage.
Les défenseurs des libertés individuelles s’indignent de l’implication étouffante des autorités dans la vie privée des individus et des restrictions accablantes qui menacent chacun. Leurs moindres faits et gestes sont scrupuleusement observés, enregistrés et matière à jugement moral. Si acheter des cigarettes ou de l’alcool au supermarché ou même avoir un chien peut paraître anodin en France, de telles actions sont pourtant sanctionnées par le gouvernement chinois, les considérant comme néfastes pour ses citoyens même s’il ne les a pas interdites. Ces derniers perdent alors grandement en autonomie puisque toutes leurs actions sont dirigées, voire dictées par une autorité supérieure, un système à la fois protecteur et répressif, rassurant et sévère, prenant le contrôle de ses citoyens à la manière de Big Brother dans le roman de fiction 1984 de George Orwell.
Réprimer des comportements jugés peu civiques mais aussi l’expression des opinions constitue naturellement une atteinte grave à la démocratie. C’est ce que dénonce le journaliste chinois Yourou, placé sur liste noire et privé de voyage après qu’il a enquêté d’un peu trop près sur les affaires de possible corruption de hauts responsables du parti. La liberté d’opinion est bafouée puisqu’aucune critique envers les hauts dirigeants n’est tolérée par le gouvernement. Autre exemple : celui du maître chinois de MMA Xu Xiaodong qui, en prônant la supériorité d’un sport de combat occidental vis-à-vis des arts martiaux traditionnels chinois (qu’il qualifie de « faux kung-fu »), s’est attiré les foudres du parti, ce dernier lui ayant infligé la sévère note de D (équivalent à être placé sur liste noire). Loin de seulement veiller au respect de la loi, le système de crédit social chinois semble donc dicter ce que les citoyens doivent faire et penser au quotidien.
Un pareil système est-il envisageable en France ?
Selon le chercheur spécialisé dans l’intelligence artificielle et président du comité d’éthique du CNRS Jean-Gabriel Ganascia, le système de notation des citoyens chinois, réducteur et permanent, existerait déjà en France. Comme en Chine, les citoyens sont notés sur Internet : Ganascia cite ainsi l’exemple des vendeurs sur Ebay dont la qualité de leurs produits et de leur livraison sont notés par les clients. Ce système de notation se retrouve aussi dans les institutions financières, comme lorsque les assurances ou les banques « notent » leurs clients selon certains critères pour s’assurer de leur fiabilité. De même, les grandes entreprises françaises peuvent disposer librement des informations que nous leur donnons, comme les photos de nous que nous partageons sur les réseaux sociaux.
Le système de reconnaissance faciale est, lui aussi, déjà présent en France. Par exemple, il permet d’authentifier efficacement les voyageurs dans les aéroports. Néanmoins, il pourrait, en parallèle, permettre l’identification de n’importe qui dans la rue, ce qui constituerait une atteinte à la vie privée. C’est déjà le cas à Nice, où des caméras à reconnaissance faciale participent à la sécurité de la ville. Ces nouvelles technologies appellent à de nouvelles loi, qui devront encadrer leur utilisation et protéger l’intimité des individus, sans pour autant compromettre leur sécurité.
Aussi louables peuvent être certains objectifs, à savoir l’efficacité économique et surtout le maintien de l’ordre public, les méthodes déployées pour y parvenir demeurent une question sensible. Le système de crédit social, en plus de porter atteinte à la vie privée des citoyens en les épiant constamment via des caméras à reconnaissance faciale, peut engendrer des effets pervers, comme en témoignent les sanctions abusives restreignant les libertés fondamentales ou confortant le pouvoir en place, voire la stigmatisation des « mauvais citoyens ». Dans un pays démocratique comme la France s’évertuant à garantir les libertés individuelles de ses citoyens, il semble aujourd’hui inconcevable que le gouvernement applique un système de crédit social aussi stricte qu’en Chine.