Alors que l’économie mondiale est à l’arrêt mais que la perspective d’un déconfinement se précise dans plusieurs grands pays du monde, émerge dans le débat public la question de l’opportunité d’une stratégie de relance, éventuellement concertée. Nous verrons d’abord les raisons pouvant mettre en doute le bien-fondé de telles initiatives, compte tenu du rebond spontané de l’activité que l’on peut espérer, avant d’examiner les risques qui les justifient, en particulier de spirale récessive.
Toute récession ou période durable de stagnation économique soulève la question d’une stratégie de relance keynésienne. Après la crise financière de 2008, les grands pays développés s’étaient mis d’accord sur la nécessité de soutenir la demande en acceptant un creusement important des déficits publics. Conjointement aux politiques monétaires menées par les banques centrales, ces politiques d’expansion budgétaire ont permis d’éviter que l’économie mondiale ne reste engluée dans les conséquences de la crise financière, qui menaçait de limiter durablement la capacité des agents à s’endetter pour investir et embaucher.
Toutefois, le cas de figure inédit créé par l’épidémie de coronavirus instaure un contexte bien différent. En première analyse, on pourrait assimiler cette crise à une mise à l’arrêt temporaire, pouvant être suivie par une remise en marche assez rapide, d’autant que les pouvoirs publics ont multiplié les dispositifs pour limiter ses effets négatifs sur les entreprises et les ménages (comme le chômage partiel payé par l’Etat). L’OFCE a calculé que les finances publiques devraient absorber 60% des pertes de revenus dus aux deux mois (supposés) de confinement. En limitant les faillites, les licenciements et la diminution des revenus, l’Etat et les administrations publiques ont voulu prévenir le danger de conséquences durables sur l’activité et les capacités de production, créant ainsi les conditions d’un redémarrage rapide.
Non seulement, les pouvoirs publics ont, ce faisant, évité une dégradation de la situation financière des ménages, mais ouvert la voie, a priori, à un rebond de la consommation au sortir de la période de déconfinement. En effet, alors que leurs revenus ont été en grande partie préservés, les ménages ont consommé beaucoup moins qu’ils l’auraient souhaité durant ces deux mois, par la force des choses. Cette « épargne forcée » devrait normalement être utilisée une fois levées les restrictions de circulation et à l’ouverture des commerces et services. La consommation ne retrouverait pas seulement son niveau normal mais le dépasserait pendant un certain temps.
Tout pourrait donc se passer comme si les Etats avaient déjà préparé un plan de relance en vue du déconfinement, en préservant les revenus des agents, en particulier des ménages. Il n’y aurait pas besoin d’une nouvelle stimulation de la consommation. L’OFCE a ainsi estimé que la récession française ne serait plus de 5% mais seulement de 2%, si toute cette épargne forcée était dépensée d’ici la fin de l’année.
Par ailleurs, un nouvel effort budgétaire se traduirait par une détérioration supplémentaire des comptes publics, cette dégradation atteignant déjà des proportions vertigineuses. Cela mettrait en cause la capacité de remboursement à long terme des Etats et ferait peser à nouveau la menace d’une crise des dettes publiques, comme en 2011, en particulier dans le cas de pays déjà fragilisés comme l’Italie. A contrario, laisser la reprise se développer d’elle-même permettrait de réduire progressivement les déficits publics, grâce aux recettes générées par l’activité et la consommation. Un plan de relance ferait courir le risque de s’écarter de cette trajectoire favorable.
Cependant, l’hypothèse d’une utilisation rapide de cette épargne forcée apparaît elle-même contestable, et sa non-réalisation fait planer un danger plus grave encore qu’un nouveau creusement des déficits. Il est, en effet, douteux que cette épargne se retrouve rapidement et intégralement dans les circuits économiques. Le déconfinement se fera de manière progressive, limitant certaines possibilités de consommation. Dans de nombreux domaines (services, tourisme, par exemple), on ne pourra pas rattraper et compenser, ou seulement partiellement, ce qui n’a pas été consommé pendant ces deux mois. Enfin, après un tel choc, dans un climat anxiogène, les ménages conserveront probablement une fraction importante d’épargne de précaution. Une partie d’entre eux, confrontés à de nombreuses difficultés et incertitudes, notamment ceux qui exercent leur activité en tant qu’indépendants, devront garder une marge de sécurité financière.
Par ailleurs, le tableau apparaît plus sombre dans le cas des entreprises. Même de grandes sociétés se trouvent dans des situations précaires, et ce, sans doute pour plusieurs années – par exemple dans le secteur aérien et des transports en général. L’Etat va d’ailleurs parfois participer à leur recapitalisation, pour les aider à traverser une mauvaise passe relativement longue. N’oublions pas, en outre, que l’épidémie de coronavirus a provoqué non seulement un choc de demande mais aussi un choc d’offre, en désorganisant voire en interrompant des chaînes d’approvisionnement à l’échelle du monde. De nombreuses entreprises vont continuer à souffrir de difficultés à importer des composants et des matières nécessaires, voire à trouver les personnels compétents dont elles ont besoin.
La situation est évidemment encore plus dramatique dans le cas de nombreuses PME. N’ayant pas la trésorerie nécessaire pour tenir plusieurs mois sans chiffres d’affaires, beaucoup vont faire faillite et/ou licencier une bonne partie de leurs salariés, malgré les aides publiques. Dans certains secteurs, comme l’hôtellerie-restauration, la reconduction des fermetures au-delà du 11 mai et éventuellement jusqu’à la période cruciale de l’été, risque d’être souvent fatale.
En tout état de cause, l’effondrement de l’investissement des entreprises ne sera pas suivie d’un rattrapage du temps perdu ni même d’une simple remise à niveau. Des perspectives et des capacités financières dégradées vont durablement limiter ces dépenses, alors qu’on sait que leur forte volatilité a une influence souvent prépondérante sur les fluctuations de la croissance. On pourrait ajouter que d’autres formes d’investissement au sens large, non indispensables à court terme, comme la recherche, la publicité, l’acquisition de logiciels, pourraient être sacrifiés, la priorité allant au rétablissement des comptes et à la survie des entreprises.
Au final, le risque d’une spirale récessive, provoquée par la baisse de l’investissement et le manque de dynamisme de la consommation, puis se nourrissant d’elle-même par l’intermédiaire de la diminution de l’activité, de l’emploi et des revenus, justifie d’engager la réflexion sur un plan de relance. Lui seul semble à même de remettre totalement en marche l’outil de production, une fois que celui-ci pourra à nouveau fonctionner normalement (et pas avant). Pour atteindre une efficacité maximale, il devra être concerté, la cohérence des politiques des grands pays de l’OCDE paraissant primordiale, et ciblé, car les besoins s’avèrent très différents d’un secteur à l’autre, d’une catégorie d’entreprises ou de ménages à l’autre.
Martin Vasseur